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Musicien
et musicologue tangérois, Omar Metioui est un grand praticien
de la musique arabo-andalouse et soufie. Il nous livre ici un panorama
complet de l'histoire de cette musique d'origine médiévale
mais qui est restée vivace dans la culture maghrébine.
L'ensemble
Omar Metioui
La
musique arabo-andalouse est le résultat d'un métissage
entre la musique arabe venue de l'Orient, la musique afro-berbère
du Maghreb et la musique pratiquée dans la Péninsule
Ibérique avant l'année 711, date à laquelle
Târiq Ibn Ziyâd traverse le détroit pour conquérir
l'Andalousie. En effet, cette région, terre de brassage entre
plusieurs civilisations, donne lieu à une éclosion
sans précédent d'un art musical qui connaît
un développement fulgurant pendant plus de huit siècles
aussi bien en Andalousie qu'au Maghreb.
Après le décret d'expulsion des Morisques, en 1609,
et leur exode massif au Maghreb, cet art perdure grâce à
l'intérêt que lui portent les autochtones et donne
naissance notamment au flamenco. Il laisse par ailleurs des empreintes
indélébiles dans différents folklores et dans
l'imaginaire populaire espagnol. Le Maghreb, quant à lui,
devient l'unique défenseur et continuateur de cette tradition
musicale jusqu'à présent.
Notre étude vise à faire connaître la musique
arabo-andalouse à travers son histoire, son répertoire
et ses principaux représentants au Maroc. Nous commencerons
par rappeler très brièvement ses origines. Ensuite,
nous évoquerons son âge d'or aussi bien en Andalousie
qu'au Maroc. Puis, nous décrirons sa situation depuis la
chute de Grenade jusqu'au début du XXe siècle. Enfin,
après avoir rendu compte succinctement de quelques activités
qui ont été entreprises récemment au Maroc
en faveur de cette musique raffinée, nous présenterons
quelques maîtres praticiens qui ont joué un rôle
indéniable de médiateur du patrimoine musical andalou.
1. Origines
Dans l'Espagne
Wisigothique, se pratiquait une musique liturgique chrétienne
qui se développait au contact des cultes byzantins, gallicans,
ambrosiens et bénédictins qui coexistaient alors en
Méditerranée. L'essor musical de Séville, encouragé
par Saint Isidore, a favorisé le développement de
plusieurs grandes villes comme Palencia, Saragosse et Tolède.
La réforme grégorienne, initiée par le pape
Saint Grégoire au début du VIIe siècle, a connu
une certaine résistance de la part des Espagnols. Cette réorganisation
du culte et du chant s'est implanté surtout en Catalogne
grâce à l'influence de Charlemagne (764-814) qui avait
instauré en France la loi romaine qui incluait la réforme
liturgico-musicale. Mais l'Andalousie est restée à
l'abri de cette influence bien des années.
Dans cette Espagne d'avant la conquête arabe, existait également
une musique profane. C'était une musique de divertissement
qui se jouait à l'occasion des cérémonies de
mariage au cours desquelles se mêlaient la musique, le chant
et la danse. Les mélodies païennes ballimatiae étaient
également pratiquées dans le cycle naturel de la vie
et de la mort. Pour dresser un obstacle contre les textes non chrétiens,
l'église avait prohibé, par la suite, les chants et
les danses qui accompagnaient le défunt jusqu'à sa
tombe. Cette attitude hostile à l'égard des autres
cultures a abouti à l'anéantissement des mélodies.
En ce qui concerne la musique dans la Péninsule Arabique,
il est démontré qu'elle était constituée
d'un mélange de plusieurs courants civilisationnels. Des
écrits d'avant l'avènement de l'Islam mentionnent
l'existence, entre autres, de marchés de qayna, poétesses
et musiciennes qui feront partie de la tradition littéraire
et qui se propageront grâce aux ruwât (récitants),
sorte de troubadours et de jongleurs.
Les chants à caractère religieux étaient le
Tahlîl et la Talbiya. Ils relevaient d'un rituel magique et
se pratiquaient autour de la Ka'ba. La musique s'inscrivait dans
le cycle vital de l'homme : prières, chants de guerre, élégies
funèbres (Nawâh), mariage, naissance, etc. Les autres
genres en vogue sont une sorte de mélopée chantée
par les caravaniers pendant la traversée du désert,
leNnaçb, variante du Huda' réservé aux cérémonies
familiales, le Hazaj, constitué de vers chantés accompagnés
d'instruments comme le duff (tambour sur cadre) et le mizmâr
(flûte).
Après l'avènement de l'Islam, la culture arabe s'était
enrichie au contact des civilisations perse et gréco-romaine.
Sous le règne des Umayyades (661-750) des musiciens d'origines
diverses développaient l'art musical à Médine
et à la Mecque. Les plus célèbres sont Yûnus
al-Kâtib, 'Azzâ' al-Maylâ, Ibn Misjah, Ibn Surayj,
Ibn Muhriz et Ma'bad. Entre 750 et 847, les rois Abbassides al-Mahdî
(775-785) et Hârûn al-Rashîd (786-809) avaient
fait de Bagdad le centre du monde musulman. Deux grands maîtres
ont marqué l'histoire musicale de cette époque : Ibrâhîm
al-Mawçilî (767-850) et Ya'qûb al-Kindî
(796-874). Illustre savant, Ishâq al-Mawçilî
avait succédé à son père en tant que
musicien du roi. Grand défenseur de la tradition, il lutte
contre les modernistes encouragés par le prince Ibrâhîm
Ibn al-Mahdî et codifie le système musical traditionnel.
Ziryâb, dont il sera question pendant la période dorée
de la musique arabo-andalouse, est son disciple. Quant à
al-Kindî, surnommé le " philosophe des Arabes
", il a représenté une autorité incontestée
dans le domaine musical.
Pour ce qui est de la musique afro-berbère, il est manifeste
qu'elle a eu un grand impact sur la musique arabo-andalouse sur
les plans de la rythmique et du système pentatonique des
gammes. Cela s'explique par le fait que le Maghreb était
un lieu de passage obligé pour les artistes et les hommes
de lettres andalous et orientaux.
2. Age d'or de la musique arabo-andalouse
Après l'installation des califes Umayyades en Andalousie,
la vie culturelle se développe grâce à des rois
et des princes épris de belles lettres et de musique raffinée
qui voulaient y implanter la civilisation arabo-musulmane qu'ils
avaient abandonnée, à leur corps défendant,
au sh-Shâm (Damas). Sous le règne de al-Hakam Ier (796-822)
et surtout sous celui de Abderrahmân II (821-852), les dignitaires
et les grandes familles donnent naissance à un art de vivre
élaboré et raffiné.
Par ailleurs, avec la construction de la mosquée al-Qarawiyyîn
de Fès (vers 857), le Maroc connaît un tournant décisif
dans sa vie intellectuelle et artistique. Fès se transforme
progressivement en un centre qui attire des gens de lettres, des
penseurs et des artistes qui étaient originaires aussi bien
de l'Andalousie que du Kairouan (Tunisie). Ce sont très probablement
les rebelles du faubourg de Cordoue qui introduisent une partie
du répertoire musical en vigueur en Andalousie après
leur installation à Fès pendant la première
moitié du neuvième siècle.
Ziryáb (Bagdad 789 - Cordoue 857) est le nom le plus prestigieux
de cette époque. C'est ce génie de la musique qui
marque un tournant décisif dans la vie artistique et musicale
de al-Andalous. Jalousé par son maître Ishâq
al-Mawçilî, il est chassé de la cour du calife
Hârûn ar-Rashîd en 821. Après son départ
de Bagdad et un séjour de quelques années à
la cour des Aghlabides au Kairouan, il s'installe définitivement
aux côtés de Abderrahmân II à Cordoue,
où il fonde la première école de musique de
l'Europe.
Ziryâb surprend par ses méthodes pédagogiques
qui se basent sur l'examen suivi du perfectionnement de la voix
et sur l'assimilation progressive de la mélodie et du rythme.
Il innove dans le domaine proprement musical en inventant une structure
originale de la séance musicale. Il crée
une nouvelle forme de nûba (1) dont
l'ouverture est le nashîd (récitatif) à rythme
libre, le développement le basît à rythme lent
et la clôture, les muharrakât et les ahzâz des
chants légers et vifs. Par ailleurs, il perfectionne la construction
du 'ûd (luth) en réduisant son poids d'un tiers, grâce
à une meilleure utilisation des matériaux, à
l'utilisation de cordes fabriquées à partir de boyaux
de lionceau et au changement du plectre en bois en plume d'aigle.
Après Ziryâb, l'Andalousie ne puise plus son inspiration
en Orient. Elle se tourne vers son propre génie, ce qui engendre
une transformation capitale des formes poético-musicales
et la création du Muwashshah (2)
et du Zajal (3) qui donnent une dynamique
nouvelle à la composition musicale. Ces formes connaissent
un grand essor avec des poètes comme Yahyâ Ibn Baqqî,
Al-'A'mâ at-Tutaylî, Ibn Hazmûn, Abû Bakr
Al-Abyad, et serviront de source d'inspiration pour les compositeurs.
Dans le domaine musical proprement dit, Ibn Bâjja (Saragosse
1070 - Fès 1138) est sans conteste la personnalité
la plus marquante. Il réussit à assimiler, puis à
faire la symbiose entre les composantes musicales orientale, maghrébine
et chrétienne qu'il découvre en Andalousie. Théoricien
et praticien de grande qualité, sa renommée et sa
production sont immenses. Selon le lexicographe tunisien du XIIIe,
al-Tifâshî et l'historien Ibn khaldûn, on lui
doit la plupart des compositions musicales célèbres
; son uvre dépasse et éclipse celle de Ziryâb.
Ibn Bâjja restructure la nûba en introduisant de nouvelles
formes poétiques (Muwashshah et Zajal) et en créant
deux nouveaux mouvements al-'Istihlâl et al-'Amal. Il développe
la conception symbolique de la musique ainsi que son pouvoir expressif
et thérapeutique. On lui attribue, entre autres, la mise
en point d'un accord original en quintes embrassées pour
le luth andalou-maghrébin qui est encore pratiqué
de nos jours par le 'ûd Ramal (au Maroc), le 'ûd 'Arbî
(en Tunisie) et la Kwîtra (en Algérie).
Après la chute de Saragosse en 1118, Ibn Bâjja séjourne
à Valence, Séville et Grenade avant de s'installer
à Fès où il meurt, victime d'un empoisonnement.
Il laisse à la postérité plus de vingt-quatre
ouvrages dont le célèbre Tabrîr al-Mutawahhid
(Le Régime du solitaire). Parmi ses nombreux disciples, les
plus prestigieux sont : Ibn Jûdî, Ibn al-Himâra
Al-Garnâtî et Ibn al-Hâsib al-Mursî.
Le chef de la dynastie des Almohades, Ibn Toumart (m.1128) instaure
un régime dogmatique dur. Il fait détruire les instruments
de musique. Aussi les musiciens trouvent-ils un refuge au sein des
confréries religieuses, lieux de tolérance qui leur
permettent de préserver une partie de leur répertoire
et les incitent au développement du chant soufi. Mais fort
heureusement cette situation change radicalement avec l'arrivée
au pouvoir de 'Abd l-Mûmen al-Gûmí (1130-1163).
Abû l-Hasan al-Shushtarî (Guadix 1212 - Damiète
1269) compte parmi les grandes figures qui ont marqué la
fin du règne des Almohades. Ce grand mystique passe une période
de sa vie au Maroc où il s'imprègne du dialecte marocain
avant de rejoindre l'Orient en passant par Bougie (Algérie),
Gabès (Tunisie) et Tripoli (Libye). Sa poésie connaît
une large diffusion au sein des confréries religieuses dans
le monde arabo-musulman. Obéissant aux instructions de son
maître Ibn Sab'în (Murcie 1217 - Mecque 1269), il va
errer dans les foires en dansant et en chantant des vers qu'il improvise
au rythme d'un bendîr (tambour sur cadre) suivi par un chur
composé de disciples. Il est le premier à utiliser
le zajal dans la poésie mystique.
L'uvre de al-Shushtarî intéresse encore aujourd'hui
les musiciens traditionnels et les adeptes des confréries
religieuses. Les premiers intègrent sa poésie dans
le répertoire des nûba. Quant aux
seconds, ils l'utilisent dans le Samâ' (4).
3.
Situation après la chute de Grenade
La chute de la
dynastie des Banû al-Ahmar, en 1492, ne met pas un terme aux
us et coutumes des musulmans, bien au contraire. En ce qui concerne
plus particulièrement le legs musical de al-Andalous, des
archives démontrent qu'il perdure. Les morisques, ministriles
et zambreros sont toujours sollicités par les chrétiens
pour participer à la vie musicale à l'occasion de
fêtes sacrées et profanes.
Certes, cette convivialité est quelque peu menacée
par l'église catholique qui tente de réduire l'influence
des Musulmans. Mais, en 1532, la reine Isabelle la catholique intervient
afin d'apaiser l'animosité de l'archevêque de Grenade
à l'encontre des Morisques. Pour échapper au climat
de tension qui règnait tout de même à Grenade,
de nombreuses familles se réfugient dans les montagnes environnantes.
Après la promulgation du décret d'expulsion des Morisques
par Philippe III, en 1609, la plupart sont contraints de quitter
l'Espagne pour rejoindre les côtes maghrébines. Mais
certains d'entre eux, les plus téméraires, restent
en Andalousie en prenant soin toutefois de cacher leur idientité.
Pour se mettre à l'abri des persécutions, ils décident
de s'intégrer à la communauté des gitans.
Malgré les conditions de vie qui leur étaient imposées,
les Morisques ont exercé une influence considérable
sur le plan musical, comme en témoigne notamment l'exemple
de Mahoma Mofferiz, maître fabriquant d'orgues et de claviorgues
à Saragosse. En effet, les rois, les nobles et les hauts
dignitaires ecclésiastiques de l'Europe accorderont beaucoup
d'intérêt à ces instruments d'avant-garde.
Cette influence s'exerce aussi sur les genres musicaux et poétique.
En effet, on trouve des traces de la musique arabo-andalouse dans
les chants des troubadours, les romances, la chanson andaluza, le
flamenco, le folklore et même dans la terminologie. Ainsi,
par exemple, les termes Bulería, Zambra, Jota, Siguiriya,
Fandango, Alala, sont tous d'origine arabe.
Au Maroc, les rescapés de l'Inquisition enrichissent les
régions où ils s'installent par les connaissances
qu'ils transportent avec eux. Dans le domaine musical, ils imprègnent
plus particulièrement deux villes, Rabat et Salé,
par un style différent de l'Ecole de Fès. Sous le
règne des Saadiens (1554-1659), époque de prospérité
propice à l'éclosion des arts, le roi al-Mansûr
as-Sa'dí donne à la fête du Mouloud, qui célèbre
la naissance du Prophète, une grande ampleur. Dans son palais,
il organise de somptueuses réceptions auxquelles sont conviés
les musiciens pour chanter des panégyriques et déclamer
les poèmes des grands maîtres du soufisme comme al-Shushtarî.
Après l'avènement de la dynastie des Alaouites, en
1660, la musique arabo-andalouse connaît un nouvel essor.
Des érudits s'efforcent, en effet, de sauvegarder le patrimoine
poétique et musical. L'un des plus importants est le Tétouanais
al-Hâ'ik qui a vécu sous le règne du sultan
Muhammed bnu 'Abdi l-Lâh (1757-1790). Celui-ci réussit
à réunir et à donner une structure
d'ensemble aux poèmes du répertoire de al -Âla
(5). Grâce à son inestimable
ouvrage terminé en 1800, al-Hâ'ik sauve des centaines
d'airs menacés de disparition. Il convient de signaler que
c'est sous le nom de al -Âla que le répertoire classique
des nûba marocaines sera connu jusqu'à la diffusion
des travaux des Orientalistes qui adoptent, pour parler de ce corpus,
des termes comme musique andalouse, musique arabo-andalouse, musique
andalou-maghrébine ou musique hispano-musulmane.
Sur la plan de la pratique musicale, une autre personnalité
va se distinguer pendant cette période. C'est al-Jâm'î
qui publie en 1886 un ouvrage qui s'appuie uniquement sur le répertoire
pratiqué à Fès. Cette compilation est connue
sous le titre : Précis du kunnâsh de al-Hâ'ik.
Pendant le règne des Alaouites, les zâwya
(6) ont également joué un
rôle de premier plan dans la préservation et le développement
de la musique arabo-andalouse. Dans le nord du Maroc, par exemple,
les tarîqa (voies mystiques) font preuve d'un esprit d'ouverture.
Elles tolèrent la pénétration des instruments
de musique dans les lieux de culte et encouragent leurs adeptes
à la pratique musicale. L'une des confréries les plus
célèbres est zâwya al-Harrâqiyya. Son
chef spirituel, sîdî Muhammed al-Harrâq (m. 1844),
est né à Chefchaouen. Mais c'est à Tétouan
qu'il enseigne les principes de la voie mystique de son maître
Mûlây l-'Arbî d-Drqâwî. Son arbre
généalogique remonte à Mûlây 'Abd
s-Salâm Ibn Mashîsh (m. 1226), le grand pôle de
l'Occident musulman et le maître du célèbre
Abû l-Hasan ash-Shâdilî (m.1256). Sîdî
Muhammed al-Harrâq a laissé un recueil de poésie
" dîwân ", que nous devons à son disciple
Mûlây l-'Arbî d-Dilâ'î. Cette compilation
est l'un des répertoires les plus connus qui bénéficie
d'une très large diffusion au Maroc et qui représente
une source d'inspiration pour les compositeurs.
Dans le domaine de al-Âla, ce sont les musiciens praticiens
tels que M. al-Brîhî de Fès (1850 - 1944), M.
al-Mtîrî de Fès (1870 - 1946), 'U. J'âydî
de Fès (1873 - 1952), M. l-Bârûdî de Salé
(m. 1950), 'A. l-Wriâghlí de Tétouan (m. 1955),
A. l-'Alamî de Chefchaouen (m. 1959), A. s-Siyyâr de
Tanger (1892 - 1964) etc... qui retiennent l'attention. Ces maîtres
ont fait passer le flambeau de al-Andalous. Ce sont de véritables
piliers de la tradition orale.
La musique arabo-andalouse demeure en effet tributaire de la tradition
orale et des règles rigoristes de la transmission qui assurent
au cadre général mélodico-rythmique sa survivance
et sa consécration. Elle est essentiellement modale et s'organise
dans des structures solidement établies. Cependant une marge
de liberté est permise à l'interprète qui développe
une capacité d'improvisation personnelle. Dans les sociétés
à coutumes musulmanes, la subjectivité consiste, pour
chaque époque, à s'identifier à la tradition
et à la ressentir par ricochet, comme faisant partie de la
contemporanéité socioculturelle. L'improvisation (al-irtijâl)
constitue une conséquence heureuse dans la formation de base
reçue par le musicien traditionnel.
La structure générale de la nûba est néanmoins
respectée afin de ne pas dénaturer l'édifice
sur lequel elle est fondée. Pour réussir dans sa tâche
le musicien doit connaître en profondeur
la constitution du tab' (7) ( (modes) et
les nuances du mîzân (8) (rythme),
maîtriser la technique instrumentale et accuser un goût
raffiné pour l'ensemble de la civilisation de al-Andalous.
Une formation littéraire est souhaitable qui permet au musicien
de parfaire l'organisation thématique des
san'a (9) et d'apprécier la métrique
prosodique. La connaissance des règles du tartîl et
du tajwîd (psalmodie et cantillation du Coran) facilite le
découpage prosodique et syllabique sans altération
de sens, perfectionne la prononciation phonétique de la langue
arabe, facilite le contrôle de la respiration, amène
à la graduation, la hiérarchisation et la maîtrise
des mots selon leur contenu émotionnel et expressif.
Il aurait été instructif de présenter la transcription
d'une san'a, en indiquant sa poésie, son tab' et son mîzân.
Cela aurait permis de la visualiser et de donner un aperçu
de sa ligne mélodique de base. Nous ne l'avons pas fait pour
trois raisons. D'une part, la transcription ne rend pas compte de
toutes les subtilités de la musique arabo-andalouse : nuances
du rythme, ornementation, interprétation, etc. D'autre part,
elle privilégie abusivement le papier au détriment
du rôle des maîtres qui perpétuent, par voie
orale, le répertoire de cette musique, de génération
en génération. Par ailleurs, cela aurait fait double
emploi avec la transcription de la san'a " Wajaba shshuku 'alaynâ
" de Mohamed Briouel.
4.
Les médiateurs du patrimoine musical arabo-andalou
Le vingtième
siècle donne une nouvelle impulsion à la musique arabo-andalouse.
Les Congrès du Caire (en 1932) et ceux de Fès (en
1939 et en 1969) sont des occasions de rencontres très fructueuses
entre les spécialistes de divers horizons. Ils ont surtout
pour objectif de susciter des études comparatives à
partir de différents répertoires et des publications
d'enregistrements musicaux. Le travail des associations contribue
lui aussi à faire connaître le répertoire de
al-Âla. C'est sans aucun doute l'Association des mélomanes
de la musique andalouse, fondée à Casablanca par Drîs
Benjellún (1897 - 1982) en 1958, qui se révèle
la plus féconde. En 1960, elle procède à l'enregistrement
de huit nûba exécutées par les grands maîtres
du Maroc Loukili, Rais et Temsamani, sous l'égide de l'UNESCO.
Par ailleurs, depuis la création d'un orchestre de musique
andalouse, en 1952, la Radio Télévision Marocaine
contribue activement à la diffusion du répertoire
de al-Âla. Tout comme le Ministère de la Culture qui
a réalisé une uvre colossale en enregistrant
de 1989 à 1992, l'Anthologie " al-Âla ".
Ces actions n'auraient pas pu être menées à
terme sans le concours des musiciens. Trois maîtres ont marqué
la deuxième moitié du XXe siècle. Il s'agit
de Moulay Ahmed Loukili, Abdelkrim Rais et Mohamed Ben l-'Arbi Temsamani
qui incarnent les trois grandes tendances qui ont marqué
notre génération.
Moulay Ahmed Loukili (1907-1988) est né à Fès
dans une famille qui l'a initié à la musique. Après
avoir suivi des études à l'Université al-Qarawiyyín,
il a consolidé sa formation musicale auprès des maîtres
Brîhî et Mtîrî et au sein des zâwya.
Pour des raisons politiques, il s'est installé à Tanger
en 1936. Quatre années plus tard, il a fondé l'association
Ijwân al-Fann (les frères de l'art) et il a enseigné
au conservatoire de Tétouan. En 1952, il a été
nommé à la tête de l'orchestre national de musique
andalouse de la RTM qu'il a dirigé jusqu'à sa mort.
Durant toute sa vie d'artiste, Loukili, qui était un érudit,
a bénéficié d'une grande considération.
Le maestro a réalisé un travail de fond dans le domaine
poétique. En consultant des manuscrits originaux, il a apporté
des modifications substantielles qui ont permis de faire comprendre
la beauté de la poésie et de l'héritage andalous
comme peuvent en témoigner les enregistrements, qui ont été
diffusés essentiellement à la radio. Dans le domaine
orchestral, il s'est distingué par le fait qu'il a été
le premier à faire appel aux munshidîn (chanteurs),
jouissant de registres vocaux différents, et surtout à
une chanteuse, luttant ainsi contre l'immobilisme des conservateurs.
Il a introduit, par ailleurs, le chant responsorial. Dans la plupart
des insirâf, dernier mouvement du mîzân, Loukili
chante lui-même le premier hémistiche du vers poétique,
en respectant les règles de la langue arabe ou celles du
dialecte andalou-marocain, et confie le deuxième hémistiche
à la chorale. C'est une innovation importante car avant lui,
le répertoire était confié à l'ensemble
des chanteurs-instrumentistes, à l'exception du inshâd
et du muwwâl.
L'auteur de Mshâliyya l-Kbîra a modernisé également
le répertoire de al-Âla, en adoptant quelques instruments
occidentaux. Son entreprise de modernisation visait, selon lui,
à rectifier ce que le temps avait dénaturé.
Son audace ne s'est pas avérée vaine dans la mesure
où elle a permis de dépoussiérer le legs andalou
et de faire mieux apprécier la musique arabo-andalouse. C'est
pourquoi les autres maîtres vont suivre la voie qu'il a inaugurée.
Abdelkrim Raïs (1912-1996) a effectué l'essentiel
de son apprentissage auprès de maître Brîhî.
En 1945, il a hérité son fameux rbâb et lui
a succédé à la tête de l'orchestre Brîhî
renommé pour son esprit traditionnel, son refus d'accepter
l'intrusion des instruments européens modernes, sa sobriété
et une exécution vocale pondérée qui a favorisée
une hétérophonie vocale laissant une grande marge
de liberté au chanteur soliste. En 1960, Rais a dirigé
le conservatoire de musique de Fès-médina. En 1982,
il a actualisé le recueil al-Jâm'î. Avec son
disciple Muhammed Briouel, il a contribué, en 1985, à
la transcription de Nûba Gríbt l-Hsín. Au cours
des années soixante, il a réalisé une série
d'enregistrements pour la RTM. Sa contribution à l'Anthologie
Al Âla s'est concrétisée par l'enregistrement
de quatre nûba, Gríbt l-Hsín, al-Istihlâl,
Hijâz Mshârqî et Hijâz l-Kbîr. Le
fait qu'il ait accepté d'enregistrer à l'occasion
de fêtes privées a permis la diffusion de parties occultées
du répertoire de al-Âla. L'Institut du Monde Arabe
lui a rendu un hommage, en 1993.
Le style de Raïs se singularise par sa sobriété
et son respect de la tradition. Il se distingue ainsi de ceux de
Loukili et de Temsamani qui n'hésitent pas à innover.
Certes, il a adopté quelques instruments orientaux comme
le nây (flûte) et le qânûn (cithare sur
table), mais il a refusé énergiquement les instruments
tempérés. Ce qui le caractérise, c'est son
exploration des potentialités du rbâb, instrument auquel
il confie le premier rôle dans l'orchestre.
Le directeur de Quddâm al-Mâya représente, pour
ainsi dire, la tendance conservatrice de l'école de Fès
qui a permis le développement d'une nouvelle technique de
la drbûga et du târ. Les variations rythmiques générées
par les multiples improvisations de ces deux instruments de percussion
créent une dynamique au sein du couple mélodico-rythmique.
Muhammed Ben l-'Arbi Temsamani (1920-2001) (cf.
biographie ci-après) a commencé à se passionner
pour la musique à Tanger, grâce à sa mère
et ses oncles qui lui ont fait aimer l'univers fabuleux de la musique
andalouse et qui l'ont encouragé à apprendre le piano,
le luth et l'alto. Sa formation s'est affermie aux côtés
de Loukili avec lequel il a créé l'association Ijwân
al-Fann. En 1956, il est nommé directeur du conservatoire
de musique de Tétouan. Sans renoncer aux techniques traditionnelles
d'enseignement, il s'inspire de méthodes d'apprentissage
occidentales et conseille l'étude du solfège à
ses étudiants. Il a enrichi l'instrumentarium traditionnel
avec des instruments comme la clarinette, le hautbois, le saxophone
et le piano. La démarche de Temsamani a abouti à une
restructuration modale de quelques san'a. Il a réussi à
faire une synthèse en puisant dans les ressources de l'Ecole
de Tétouan-Chefchaouen . Il a intégré quelques
san'a qui n'existaient pas dans le répertoire de l'Ecole
de Fès. Soucieux d'enrichir l'aspect vocal et chorégraphique,
il a fait participer les étudiantes du conservatoire pour
les chants et les danses. Cédant à la tentation d'harmoniser
la musique, travail qui avait été initié par
les Orientalistes, il a enregistré quelques san'a de al-Âla
avec son orchestre auquel s'étaient joints des musiciens
espagnols.
L'interprète de Qá'im wa nisf al-Istihlâl peut
être situé dans la même lignée que celui
qu'il reconnaît volontiers comme son maître : Moulay
Ahmed Loukili. Mais ce qui fait son originalité, c'est son
style. L'une de ses caractéristiques reste la précision
dans l'exécution des phrases musicales. Cette rigueur pousse
Temsamani à intégrer quelques fioritures dans le schéma
de la san'a, durant les réponses instrumentales. En outre,
il a expérimenté des sonorités variées
et agréables en développant l'instrumentation. L'emploi
du registre grave par l'ensemble de l'orchestre pour répondre
aux kursî ou taghtiya (deuxième mélodie d'une
san'a à 5 ou 7 vers) a permis l'appréciation des différents
sons des instruments et a engendré un sentiment de nostalgie
par rapport au paradis perdu, al-Andalous. Dans ses concerts, il
privilégie l'interprétation en solo, soit dans les
réponses instrumentales, soit dans le genre
muwwâl (10) , afin de mettre en valeur
la personnalité de l'interprète. Il enrichit, en outre,
le chant responsorial et crée même un dialogue entre
les voix féminine et masculine. Par ailleurs, il développe
une nouvelle technique pour le piano, instrument auquel il accorde
le rôle principal qui était réservé au
rbâb. Sa recherche de nouvelles sonorités a embelli
le répertoire de al-Âla qui s'est ouvert à un
public en quête de modernité.
Conclusion
Dans cet exposé, nous avons tenté de répondre
à l'attente du lecteur en insistant surtout sur les repères
historiques et les figures emblématiques de la musique arabo-andalouse
qui ont marqué chaque période depuis le VIII e siècle.
Il va sans dire que cette modeste étude ne prétend
pas à l'exhaustivité. Ce n'est qu'une première
approche. Nous avons privilégié une des composantes
de l'héritage andalous. Il n'était pas possible d'aborder
ici les répertoires algérien et tunisien. En ce qui
concerne plus particulièrement le Maroc, nous avons délibérément
fait l'impasse sur la musique juive, alors que, comme chacun sait,
après la chute de Grenade de nombreux Juifs séfarades
ont trouvé refuge au Maroc et sont restés attachés
à la musique qui s'était épanouie sous les
royaumes arabes d'Andalousie.
P.S : Je remercie
le professeur Boubkeur El Kouche pour son précieux concours.
Notes
1. Nûba : composition musicale constituée
de cinq phases rythmiques (mîzân). Elle comporte une
série de pièces vocales et instrumentales qui se succèdent
selon une rythmique et un ordre établis. Retour.
2. Muwashshah (lit. ornementé) : c'est une
poésie strophique qui rompt avec la métrique classique
arabe. Structure rythmique et multirime, le muwashshah est constitué
de stances et d'un nombre variable d'hémistiches. Retour.
3. Zajal (lit. émouvoir) : sorte de muwashshah
qui utilise la langue dialectale. Retour.
4. Samâ' (lit. audition) : concert spirituel,
désigne le répertoire des confréries religieuses
qui est basé essentiellement sur le chant vocal. Retour.
5. al-Âla (lit. instrument) : répertoire
des onze nûba marocaines. Retour.
6. Zâwya (lit. angle) : siège d'une
confrérie religieuse et lieu de culte. Retour.
7. Tab' (plur. tubû') : mode, désigne
l'échelle modale, ses caractéristiques ainsi que la
réaction psychophysiologique qu'elles peuvent déclencher.
Retour.
8. Mîzân (lit. mesure ou balance) :
Ce terme désigne le rythme, chacune des cinq parties ou phases
rythmiques d'une nûba et l'instrument de percussion târ
(tambour de basque). Retour.
9. San'a (lit. uvre d'art) : pièce
vocale qui forme la cellule de base dans la construction de l'édifice
de la nûba. Retour.
10. Muwwâl : improvisation libre de la voix
sur un mode défini qui crée un dialogue voix-instrument
très prisé par les connaisseurs. Retour.
Indications bibliographiques
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1994.
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Conservatorio de Tetúan, Mohammed Ben Arbi Temsamani, Qá'im
Wa Nisf Al Istihlál, Grabación año 1960,
Madrid, Pneuma, 1999.
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Música
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Al-Máya, Cantor Muhammed Jsásí, Madrid, Pneuma,
2000.
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