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Caroline
LEDRU, étudiante en DEA de musicologie à Paris-IV Sorbonne sous la direction
de François Picard, s'intéresse dans le cadre de ses recherches
universitaires, à la musique marocaine, particulièrement à la
musique andalouse et au malhûn. Elle se propose d'apporter
sa contribution au site dans le domaine de la musique. Qu'elle reçoive
ici le témoignage de ma gratitude.
Préambule
Comme la plupart des musiques dites traditionnelles, la musique
arabo-andalouse est aujourd hui confrontée à des questions telles
que la recherche de l'authenticité, les problèmes de conservation
du répertoire et les interrogations concernant son évolution. On
ne peut être que touché par le pessimisme ambiant qui règne tant
chez les musiciens que chez les musicologues. Vous connaissez ces
discours aussi bien que moi : Il n y a plus de grands maîtres aujourd'hui,
le répertoire est en train de disparaître, le public ne s intéresse
plus qu'aux mouvements rapides ... etc.
Mais s'il est tout à fait compréhensible de craindre pour le devenir
de ce qui nous est cher, il ne semble pas que la situation actuelle
de la musique arabo-andalouse soit aussi critique qu'on peut le
croire. En comparaison avec la plupart des répertoires traditionnels,
il semblerait même que celui des noubas marocaines soit relativement
privilégié, que ce soit au niveau des enregistrements disponibles,
des écrits publiés, des colloques organisés ou encore du travail
de recherche et de conservation entrepris par les associations.
L'avenir du répertoire arabo-andalou semble dépendre de trois domaines
d'action.
Tout d'abord du travail musicologique relevant de ce que l'on peut
appeler une musicologie de l'urgence et qui consiste en l'enregistrement
systématique de tous les maîtres actuels. La réalisation de l'Anthologie
al-Âla est à ce niveau remarquable à plus d'un titre et principalement
dans le sens où elle contribue à la prise de conscience concernant
la nécessité d'une telle entreprise. Cependant, elle n'en constitue
qu'une étape et ne doit pas être considérée comme un aboutissement.
Ensuite, de l'analyse des répertoires et des recherches historiques
entrepris par les spécialistes ; le colloque de Royaumont qui a
réuni en 1999 aussi bien des musicologues et musiciens que des historiens
et luthiers est une illustration très encourageante de l'intérêt
que portent les chercheurs à la musique arabo-andalouse.
Enfin de la promotion des pratiques actuelles. C'est ce dernier
point qui me semble quelque peu négligé aujourd hui. En effet, il
peut paraître assez paradoxal de se plaindre du fait que la musique
arabo-andalouse ne suscite pas assez d'intérêt pour le public tout
en dénigrant en même temps toutes les initiatives prises par les
musiciens pour l'interpréter.
C'est là un phénomène que l'on peut rencontrer dans la plupart des
traditions dites classiques ou savantes. Permettez moi ici, à titre
d'exemple, une comparaison avec la musique classique occidentale
et en l'occurrence, la musique de Bach. A en croire les spécialistes,
il est tout à fait déplacé et anachronique de jouer Bach au piano
(je n'entrerai pas dans les détails de la querelle : avec ou sans
pédale ...). Seuls les clavecinistes auraient donc le privilège
d'interpréter les Variations Goldberg ? Si c'était le cas, la plupart
des oeuvres de Bach seraient certainement tombées dans l'oubli depuis
longtemps. C'est essentiellement parce que ces pages sont jouées
et enseignées au piano que l'on peut encore les écouter au clavecin.
Pour revenir à la musique arabo-andalouse, bien que toutes les interprétations
ne soient pas toujours des plus heureuses, le seul fait que ces
tentatives de réinterprétation du répertoire existent est positif.
On a ainsi par exemple beaucoup critiqué des enregistrements tels
que celui de Lebrijano et de l'ensemble Andalusi de Tanger ; qui
sait combien de personnes, ayant découvert la musique arabo-andalouse
par ce biais, ne se sont pas ensuite intéressées à des interprétations
plus traditionnelles?
Les chercheurs jouent bien entendu un rôle important et que j'ose
croire nécessaire, (ce n'est pas une apprentie-ethnomusicologue
qui pourrait vous affirmer le contraire), mais ce rôle est tout
de même à relativiser. Les spécialistes ont souvent une fâcheuse
tendance à déborder de leurs fonctions et à s'imposer comme seuls
juges capables d'apprécier les qualités de telle ou telle interprétation,
de décréter ce qui a le droit d'être fait ou pas. Avant d'appartenir
aux chercheurs, la musique n'appartient-elle pas avant tout aux
musiciens ?
L'orchestre
andalou-marocain
La nûba
andalouse-marocaine est exécutée par un ensemble de musiciens à la
fois instrumentistes et chanteurs. Certains orchestres font appel
à un ou plusieurs chanteurs solistes.
La direction de l'orchestre est traditionnellement assurée par un
de ses membres. Ce n'est que lorsqu'un nombre très important de musiciens
est réuni que le chef dirige l'orchestre "de l'extérieur", cependant
il s'agit d'une situation particulièrement rare. Le rôle du chef est
de donner le départ du chant, alors aussitôt enchaîné par les autres
musiciens. On peut souvent remarquer une grande connivence entre le
chef et le joueur de târ, ce dernier étant responsable quant
à lui du bon déroulement rythmique de l'ensemble.
Une nûba n'étant, du fait de sa longueur, que très rarement
jouée dans son intégralité, c'est par conséquent au chef qu'incombe
la tâche d'effectuer le choix et l'agencement harmonieux des différentes
parties qu'il souhaite exécuter.
La musique andalouse-marocaine ne connaît pas d'orchestre type. Du
fait de la grande souplesse laissée aux orchestres quant au choix
des instruments et au nombre d'instrumentistes, il existe une grande
variété de formations exécutant ce répertoire :
ensembles marocains traditionnels, ensembles
espagnols ou hispano-marocains tentant de réinterpréter le répertoire,
orchestres modernes tentant d'adjoindre d'autres
instruments…
Les
principaux instruments
Au-delà de ces disparités, trois instruments constituent la base indispensable
à tout ensemble de musique andalouse-marocaine :
Le
rabâb
Le rabâb est un instrument à cordes frottées présent dans tout
le monde arabe. Le rabâb marocain est une vièle monoxyle dont
la caisse est étroite et bombée. Celle ci peut être en bois de noyer,
citronnier, cèdre, acajou, thuya ou encore en abricotier.
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La
tête (ra's), rectangulaire, forme un angle droit avec le
corps. Deux grosses chevilles de bois servent à régler la tension
des deux cordes faites en boyaux. La table d'harmonie est formée
de deux parties : la partie supérieure constituant la touche est
en bois léger tandis que la partie inférieure, moins longue, est
en peau de chèvre ou en parchemin. |
Le sillet,
taillé dans du bois, de l'ivoire ou encore dans un fémur de boeuf, est
arrondi. La partie supérieure de la table est très souvent finement
décorée. Le décor végétal prédomine (bois ajouré ou incrustation de
nacre, d'ivoire, de métal ou d'os en forme de rosaces, palmettes ou
fleurs de lys) mais on peut trouver également une fine lisière de motifs
géométriques en marqueterie. La caisse peut aussi être ornée de fleurons
ou de petites rosaces. Deux ou trois paires d'ouïes sont généralement
situées sur les côtés de la caisse au niveau du manche, une autre paire
plus petite se trouvant sur la partie inférieure de l'instrument.
L'archet du rabâb est petit, assez lourd, et a la forme d'un
arc très marqué. La tige est en fer ou en bois parfois décoré, la mèche
en crins de cheval.
L'accord s'effectue toujours en quinte et diffère selon le mode et la
tessiture du morceau.
Le musicien tient l'instrument en position verticale, posé sur le genou
droit, le chevillier posé sur l'épaule gauche et l'archet dans la main
droite. La main gauche appuie directement sur les cordes, sans utilisation
de la touche.
Le rabâb, par sa puissance et sa sonorité particulière, est aisément
reconnaissable au sein de l'ensemble. Par sa nature de basse, il joue
un rôle de soutien presque permanent. C'est également à lui qu'est assignée
la responsabilité de lancer les débuts de phrase instrumentales et chantées.
Il assure aussi les transitions durant lesquelles on peut l'entendre
seul, à découvert.
Le
'ûd
Le 'ûd est un luth à manche court, sans frette. On distingue
deux sortes de 'ûd : le 'ûd 'arbî (luth arabe) appelé
au Maroc 'ûd ramal (du nom du mode ramal ou mode de ré qui caractérise
son accord), et le 'ûd sharqî (luth oriental) également nommé
'ûd maçrî (luth égyptien).
Le
premier, luth de la musique arabo-andalouse par excellence, est
muni de quatre choeurs (cordes doubles). Son usage tend à se raréfier
au profit du second, muni quant à lui de cinq ou six choeurs (cinq
cordes doubles et une simple).
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Le 'ûd
se tient posé sur les genoux de l'instrumentiste. Ce dernier tient le
manche dans la main gauche et pince les cordes à l'aide d'un plectre
dans la main droite.
Le 'ûd possède une double fonction d'accompagnement et de soliste,
un double rôle harmonique et mélodique.
Le
târ
Le târ est un tambour sur cadre circulaire, ouvert à une extrémité
et recouvert de l'autre par une fine peau de chèvre.
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Le
cercle ou corps de l'instrument, en bois de hêtre, cèdre ou micocoulier,
peut être décoré de motifs géométriques. Il est percé généralement
de cinq rangées d'ouvertures où se fixent des cymbalettes circulaires
en cuivre, laiton ou argent, d'un diamètre de cinq à six centimètres.
L'instrumentiste tient le târ dans la main gauche, entre
le pouce et l'index, le pouce étant passé à l'intérieur du cadre.
Le majeur et l'annulaire actionnent les cymbalettes, également mises
en mouvement par le jeu du poignet. |
La responsabilité
du joueur de târ est capitale ; c'est à lui que revient le rôle
de déterminer et de maintenir le tempo ainsi que de gérer les accélérations.
Les ensembles marocains traditionnels
Actuellement, les orchestres des grandes villes marocaines comprennent
en moyenne douze musiciens. Ce nombre, fixé par une commission nationale
pour la réalisation de " l'Anthologie "Al-Âla" " en 1989 est devenu
une référence en la matière.
D'autres
ensembles, dans un souci d'authenticité, ont choisi d'interpréter
le répertoire avec un nombre plus restreint de musiciens, six à
huit environ, et d'intégrer des instruments tels que le swissen
(petit luth) ou le qânûn (cithare). |
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C'est
le cas par exemple de l'Ensemble Ustad Massano Tazi de Fès ou de l'Ensemble
Rabita Andalousa de Larache.
Les ensembles espagnols ou hispano-marocains
Des ensembles tels que l'Atrium Musicae de Madrid (direction
: Gregorio Paniagua) ou l'ensemble Ibn Bâya (direction
: Omar Metioui et Eduardo Paniagua) ont centré leur travail sur un retour
aux sources de la musique arabo-andalouse. Le choix des instruments,
flûtes médiévales, castagnettes andalouses ou encore ghayta (instrument
à anche double qui s'apparente au chalumeau) par exemple, est révélateur
de cette volonté de replacer le répertoire dans son contexte historique
et de raviver l' " esprit d'al-Andalus ".
Ces deux orchestres ont comme principale caractéristique d'être formés
d'un petit nombre de musiciens tout en utilisant un grand nombre d'instruments.
Presque tous les musiciens en effet jouent de plusieurs instruments
et en changent en fonction des pièces exécutées. Il en résulte une interprétation
particulièrement riche du point de vue du timbre.
La mode actuelle pour ce que l'on peut appeler la " world music " fait
de la musique andalouse-marocaine un terrain tout trouvé pour certains
groupes, comme par exemple l'orchestre Andalusi de Tanger
qui rassemble des chanteurs de flamenco et des musiciens marocains.
Les ensembles "modernes"
Certains orchestres de musique arabo-andalouse, peut être dans le but
d'attirer le jeune public qui délaissait le répertoire traditionnel,
ont introduit dans leurs ensembles des instruments " modernes ".
Ainsi on a vu apparaître, aux côtés des instruments traditionnels, des
instruments tels que la clarinette, l'accordéon, la flûte traversière,
le saxophone, la batterie, la guitare électrique ou encore l'orgue électronique.
A titre de comparaison, on peut remarquer que la musique andalouse-algérienne
(représentée au Maroc, principalement à Oujda et Rabat, par le " tarab
al-gharnâti ") a, quant à elle, assimilé depuis longtemps des instruments
tels que le banjo, la mandoline, la guitare ou encore le piano.
Le
répertoire
Le répertoire andalou-marocain se présente aujourd hui sous la forme
de onze grandes suites ou noubas comportant des pièces instrumentales
et vocales. Chacune d elle est interprétée sur un mode (tab') qui donne
son nom à la nouba :
- Nouba raml-mâya
- Nouba
ushshâq
- Nouba
isbahân
- Nouba
gharîbat al-husayn
- Nouba rasd
- Nouba rasd
al-dhîl
- Nouba
hijâz al-mashriqî
- Nouba
irâq ajam
- Nouba istihlâl
- Nouba
hijâz al-kabîr
- Nouba mâya
Chaque nouba est
construite en cinq mouvements (mizân) comportant chacun un rythme de
base et suivant un principe d accélération progressive :
- Mizân Basît
- Mizân
Qâ im wa-nisf
- Mizân Btâyhî
- Mizân
Darj
- Mizân
Quddam
Du fait de sa longueur
(jusqu à 8 heures de musique), une nouba n'est presque jamais jouée
dans son intégralité. Cette forme peut donc être considérée comme étant
à géométrie variable, le chef de l'ensemble ayant pour rôle de choisir
et d'agencer les différentes pièces (san'a) de manière harmonieuse.
BIBLIOGRAPHIE
* Pour
commencer... |
** Pour
continuer... |
*** Pour
aller plus loin... |
Les musiques du monde arabe
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La
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** Catherine HOMO-LECHNER et Christian RAULT, Instruments de musique
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