Théologien,
responsable politique, historien, écrivain, poète, militant
nationaliste et associatif, fondateur d'écoles, d'instituts
d'études et de bibliothèques, membre des plus hautes
instances marocaines et toujours distant du pouvoir, Si Abdallah Guennoun
est la personnalité la plus emblématique de Tanger au
XXème siècle. Personnalité méconnue du
grand public, il a joué un rôle hors du commun dans la
vie politique et intellectuelle de Tanger et du Maroc. Il est par
ailleurs reconnu dans l'ensemble des pays arabes et musulmans.
Fuyant Fès
pour la Mecque, il est resté bloqué à Tanger,
à l'époque port d'embarquement pour la pèlerinage
du Hadj. Cette ville libre grâce à son statut international
devint la sienne et le théâtre de ses activités.
Livres, journaux, correspondance
le jeune Guennoun va se former
en autodidacte et en langue arabe. Il étudia le Coran et le
Fiqh avec son père et son oncle et surtout côtoya les
grands savants de l'époque qui transitaient tous par Tanger.
Guennoun s'intéressa aussi à ce qu'apprenaient les jeunes
gens de son époque dans les différentes légations
étrangères de Tanger. Il accéda, via des traductions
égyptiennes et libanaises, aux classiques occidentaux : Tolstoï,
Shakespeare, Hugo, Rousseau, Goethe, Mirabeau
Sa liberté
d'autodidacte lui a permis d'échapper aux clans et chapelles
des filières académiques.
Si Abdallah
Guennoun illustre au plus haut niveau l'autre culture tangéroise,
celle dont on ne parle jamais dans les publications internationales,
la culture arabo-islamique de Tanger. Comme le dit Mohammed Tozy :
" Si Abdallah Guennoun (
) figure
emblématique de cette culture tangéroise vouée
à l'ignorance et à l'oubli (
). Mais il n'est pas
le seul, car paradoxalement cette cité cosmopolite ouverte
sur la mer et sur l'étranger est aussi un des bastions de la
civilisation arabo-musulmane et de la littérature arabe.
"
On ne peut
comprendre le trajet de Guennoun que si on le replace dans le contexte
où il a grandi. Le Maroc est un protectorat européen.
Grâce à son installation à Tanger, il a pu se
frotter à la culture occidentale dont il a pu apprécier
la puissance. Comme beaucoup d'intellectuels marocains de l'époque,
il a choisi de lutter pour l'indépendance de son pays. Il l'a
fait avec ses moyens à lui : la théologie et la littérature.
C'est pour cette raison qu'il rallia le mouvement salafiste qui lui
permettait de parler politique d'une manière religieuse. Ce
courant religieux réformiste, né en Egypte au XIXème
siècle irriguait tous les mouvements nationaux des pays arabes
confrontés à la colonisation européenne. Il se
détourna plus tard de ce mouvement quand celui-ci devint, pour
des raisons conjoncturelles, un dogme de plus, incarnant une orthodoxie
exclusive et intolérante.
Il fut un
créateur infatigable d'institutions. L'association tangéroise
musulmane de bienfaisance avait pour objectif de contrer l'infiltration
de valeurs étrangères au sein de la société
tangéroise. Il a tenté de théoriser la poussée
colonialiste et comme à son habitude associa l'action à
la réflexion en créant une école libre pour diffuser
ses idées nationalistes en 1936 : l'Ecole Musulmane Libre.
Cette école ne lui donnant pas entière satisfaction,
il créa un Institut d'études religieuses en 1945 (l'Institut
Islamique) toujours avec l'objectif de défendre les tangérois
contre les excès de la colonisation. En 1985, il fit donation
de sa bibliothèque personnelle à la ville de Tanger.
Au plan
national, il a dirigé le Comité d'Action Marocaine jusqu'à
la scission de 1937 entre Mohammad Hassan Ouazzani et Allal El Fassi.
En 1940, il a rejoint le parti national pour la réalisation
du plan des réformes. Il a également représenté
l'Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains à Paris.
Son ouverture
sur le monde lui a permis de jouer un rôle d'intermédiaire
obligatoire entre tous les intellectuels marocains de l'intérieur
et de l'étranger.
Guennoun
a été investi de sa charge de 'Alim, lettré musulman
impliqué dans la vie sociale de ses coreligionnaires mais également
dans la vie politique de son pays. Abdallah Guennoun exerça
son magistère au plus haut niveau et avec la plus haute intégrité.
En 1961, il fut le premier chef de la Ligue des Oulémas du
Maroc qui venait d'être créée. Il assumera sa
charge pendant trente ans. Guennoun sera très proche du pouvoir
sans jamais s'en mêler. Il assura ses fonctions de conseil et
sut prendre ses distances quand il était en désaccord.
Toute sa vie, il a cultivé cette dualité dans sa vie
publique : membre du Conseil du Trône mais Secrétaire
Général de la Rabita des Oulémas, collaborateur
de la Revue du ministère des affaires religieuses mais animateur
principal du très critique Al-Mithâq.
Il fut également
le premier Gouverneur de Tanger après l'indépendance
en 1956.
Si Abdallah
Guennoun était également un essayiste de grande ampleur.
Il publia entre 1927 et 1928 une monographie d'un Maroc patriotique
intitulée " An Nubûgh Al Maghribi " (Le Génie
Marocain) où il met en valeur l'excellence de la pensée
et de la littérature marocaines. Il a été membre
des plus grandes universités arabes : Le Caire, Damas, Bagdad,
Amman.
Au-delà
de la dimension intellectuelle du 'Alim, l'humanité du personnage
en fait une source d'inspiration permanente : humour, distance, modération.
Il disait que la fonction des Oulémas était périlleuse
pour la liberté. S'il s'est approché du pouvoir pour
servir la cause nationale, il s'est toujours méfié des
excès de tous les pouvoirs qu'il soient politiques ou religieux.
De tels hommes sont rares. Ils ne sont jamais cités en exemple
par ceux qui aspirent à exercer une quelconque autorité
sur les autres.
Abdallah
Guennoun a été un passeur, un honnête homme reflétant
par sa vie le rôle de Tanger. Un entre-deux mondes, terroir
fertile d'intellectuels se nourrissant du dialogues des cultures qui
la traversent depuis toujours, sans jamais renier leur authenticité.
Sidi Abdallah
Guennoun est un homme précieux. Puisse son exemple être
suivi.
(Né en 1908 à Fès - Mort le 9 Juillet 1989 à
Tanger)
Oussama Zekri