Lotfi AKALAY

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Lotfi AKALAY


Le mouton et le chien


- Sache, mon cher mouton, que c’est moi l’animal préféré des Européens.
- C’est pareil pour moi, les Marocains raffolent du mouton au point qu’ils lui ont consacré une fête. Elle aura lieu bientôt, c’est une question de jours.
- Donc ça va être ta fête ?- Oui, et je m’y prépare activement.
- En quoi faisant ?- Mon patron me donne à manger beaucoup de mon plat préféré.
- Et c’est quoi ton plat préféré ?
- De l’herbe, tu connais ? en as-tu déjà goûté ?
- Non, moi, on ne me donne que des conserves.- Beurk, je te plains. Moi, tout ce que je mange est bio, frais, vert.
- Ecolo en quelque sorte. Ils voudraient que tu sois bien portant le jour de ta fête. Je t’envie de recevoir autant d’amour et de soins.
- Oh, ne te plains pas trop tout de même. Chez toi, quand tu es un peu malade, on te conduit auprès d’un médecin spécialisé, un vétérinaire, je crois.
- Oui, je dois reconnaître qu’il y a une médecine spéciale pour moi, et toi ?
- Moi, c’est la chirurgie, on m’opère à cœur ouvert.
- Tu en as de la chance ! mais je me suis laissé dire que chez toi, la démocratie est encore balbutiante, c’est vrai ?
- Balivernes ! de ma vie je n’ai entendu un congénère se plaindre après une opération. Vous, par exemple, vous êtes en liberté surveillée, même pour chier ou pisser, vous êtes accompagnés dehors par un bipède, parfois tenus en laisse, c’est révoltant !
- Mais c’est normal, je suis un chien, que diable ! comment vivent les chiens au Maroc ?
- Dans mon beau pays, ils appartiennent à deux catégories : les chiens errants, un peu comme les anciens hippies chez vous ; et ceux qui sont promenés et tenus en laisse par une bonne indigène. C’est tout.
- Et question liberté, où en êtes-vous ?
- C’est simple, je peux chier et pisser où bon me semble. Certains humains aussi du reste…
- Pas sur les pelouses, tout de même…
- Mais si, mais si. Nous sommes le pays des libertés, on peut faire la fête jusqu’aux aurores avec son et lumière à volonté, jouer du klaxon de jour comme de nuit, fumer en tous lieux, tenir son portable au volant, traverser la rue comme bon nous semble, stationner n’importe où… Je parle des bipèdes, bien entendu.
- Tout est affaire de terminologie : liberté ou pagaille ?- Un peu des deux, un doux mélange made in chez nous.
- Eh bien, il me reste à te souhaiter bonne fête, qu’elle soit encore plus réussie que celles qui l’ont précédée.
- Mais non, c’est la première pour moi !
- Tu n’as donc pas assisté à la fête de l’an dernier ?
- Non… Je n’y ai pas eu droit en raison de mon jeune âge.
- Je vois, tu ne faisais pas le poids.
- En revanche mon père et tous mes oncles ont eu plus de chance, ils y ont tous été conduits en grande pompe. Tout porte à croire qu’on s’y amuse tant, qu’on n’en revient pas.
- Veinard ! en France, aucune fête n’est réservée aux chiens.
- Mais alors que fais-tu pour t’amuser ?
- Je regarde la télévision.
- C’est distrayant ?
- Oui, à condition d’avoir une télécommande.
- A quoi sert-elle ?
- A japper.
- As-tu des enfants ?
- Oui, plusieurs petites femelles au fond du couloir à gauche. Et toi ?
- Moi, je ne peux pas en avoir parce que dans mon pays, seuls les béliers sont autorisés à jouer à saute-brebis.
- J’aimerais connaître le Maroc. Crois-tu qu’on me ferait bon accueil ?
- Tu y serais reçu comme dans un jeu de quilles.
- Hi hi, sympa !
- Détrompe-toi. Pour ne rien te cacher, chez nous, « chien » est quelque chose de dégradant qu’on utilise dans les bagarres de rues, surtout durant le mois de ramadan. Sache aussi que la tradition interdit qu’on te laisse pénétrer à l’intérieur des maisons.
- Remarque, chez nous, je n’imagine pas un mouton entrant dans un appartement.
- Bizarre comme les humains se contredisent d’un pays à l’autre. En Chine par exemple, les chiens sont les bienvenus. Quand quelqu’un de ma race franchit le seuil d’une maison de musulmans, il est chaudement fêté, au point qu’on l’empêche d’en repartir.
- C’est le comble de l’hospitalité ! On t’aime à ce point ?
- Oh oui ! sans vouloir me vanter, je peux dire qu’on m’apprécie de la tête aux pieds.
- Tu en as de la chance !
- C’est vrai, avec les Marocains, j’avoue que j’ai la côte.- Plutôt la côtelette…
- Exact, j’aime le Marocain à sa juste valeur et le Marocain m’aime à ma juste saveur.
- A propos de valeur, il fut un temps pas si lointain où Human Right Watch, une sorte de S.P.A. pour bipèdes, ne vous portait pas dans son cœur, alors qu’aujourd’hui, elle vous laisse en paix. Comment expliquer ce revirement ?
- De toi à moi, c’est simple comme bonjour ; le Maroc est passé du canin à l’ovin. Avant, les Marocains menaient une vie de chien, alors qu’à présent l’Etat se contente de les tondre comme des moutons.
- Qu’ils s’estiment heureux ! il n‘y a pas si longtemps en Algérie, des fanatiques égorgeaient les intellectuels pour un oui pour un nom.
- Egorgeaient ? Mais c’est atroce ! Horreur ! comment peut-on égorger un être vivant ! j’en ai froid dans le dos !
- Pas de panique, il ne s’agit que des intellectuels !
- Ouf ! je remercie le ciel d’avoir fait de moi un heureux mouton. Tout bien pesé, rien ne vaut une vie de mouton.
- Hélas, je ne peux pas en dire autant.
- Comme je te comprends ! Corneille l’avait presque dit :- « Je rends grâce aux dieux de n’être point canin- Pour conserver encore quelque chose d’ovin »
- o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o

Le mouton


Ce n'était pas la première fois que le camion jaune venait à la ferme prendre son chargement. Je n'oublierai pas ce jour où les bipèdes y avaient hissé sans ménagement mon père, mes oncles et tous leurs amis. Mon père, d'ordinaire si fier et à l'allure autoritaire, se faisait alors tirer par ses grandes cornes et jeter misérablement au fond du monstre qui, bien qu'ayant dûment passé la visite technique annuelle et obligatoire avec ou sans bakchich, ne tarda pas à cracher ses gaz noirâtres et à trembler de toute sa carcasse de ferraille branlante. Je cherchais désespérément Papa dans cet océan de têtes cornues qui se pressaient dans la benne, mais déjà le monstre jaune faisait rouler ses pneus lisses malgré la visite sus-mentionnée, et, après quelques manœuvres, il quitta l'aire de la ferme et s'engagea le long de la piste poussiéreuse tel le code du travail, emportant dans sa charge le concert de bêlements plaintifs que la distance étouffait. Un mot revenait sans cesse dans la bouche des bipèdes de la ferme : " Dbiha " !
Le même manège s'était produit lors du embarquement de mon demi-frère et d'un grand nombre de cousins. " Dbiha ! Dbiha ! " répétaient les bipèdes en s'activant à la tâche. Mon frère aîné avait à peine eu le temps de s'acclimater dans son nouveau rôle de protecteur de la famille en remplacement de notre père et voilà qu'il se trouvait lui aussi emporté dans l'aventure mystérieuse de Dbiha. Mes petits frères et moi étions envoûtés par la magie de ce mot. Etait-ce une contrée lointaine où le droit d'entrée était l'apanage des mâles parvenus à maturité ? cela se pourrait, d'autant plus que mon grand-père, qui avait été le premier à accomplir ce voyage, n'en était pas revenu, exactement comme chez les humains quand le mâle se fait la paire, laissant leurs femelles avec une portée d'enfants et sans l'ombre d'une pension alimentaire. On devait tant se plaire dans ce pays-là que personne ne songeait à retourner à la ferme.
J'avais une vague idée de ce qui se passait dans cette région du monde car une fois j'entendis le garçon de ferme parler à la cuisinière et il lui disait en langage humain, un maelström où tourbillonnent pêle-mêle arabe, berbère, français et espagnol dans ce qui sera dans une poignée de siècles ou de décennies le marocain littéraire, celui que les futurs bipèdes parleront tout à la fois dans les salles de classes et à la récré, mais qui pour l'heure n'est qu'un charabia taxé de vulgaire par les semi-lettrés qui font la loi à la télé et dans les tribunes en carton-pâte - en marbre aussi - une langue vernaculaire, un patois que méprisent les doctes en arabe importé par des bédouins venus de l'est, nuées de sauterelles décrits par Ibn Khaldoun dont le Monde entier (le Maroc aussi peut-être si notre ministre de la culture veut bien se donner la peine de s'en souvenir) célébrera cette année le six centième anniversaire de la mort… Oh ! Mais où vais-je ? Vous parlez d'une digression ! Pour un peu j'oublierais que je ne suis qu'un mouton, oui un mouton, bien que je n'aie jamais mis mes sabots crottés dans la chambre des représentants. C'est promis, je ne vous parlerai plus de ce dialecte marocain qui est pourtant la clé qui donnera un jour accès au décollage et permettra à ce pays de quitter définitivement le club des pays immergents, pour peu qu'un esprit avisé - et courageux - proclame que la Défense et l'illustration de l'arabe marocain passe avant l'apprentissage de l'arabe tout court comme le fit sous d'autres cieux un Joachim Du Bêler il y 457 ans au grand dam des latinistes gardiens d'une tradition vermoulue, les forts en thème ancêtres de nos forts en anathème d'aujourd'hui.
Revenons à nos bipèdes ; je vous disais que j'avais entendu le garçon de ferme dire à la cuisinière en langage humain, un charabia appelé darija qui…, etc. (si votre mémoire a des ratés, relisez attentivement ce qui précède et la prochaine fois, ne soyez pas dans la lune pendant que je vous raconte mon histoire). Donc il lui disait que mon cousin Ghalmi s'était doré la viande plusieurs jours durant au soleil d'une terrasse, accroché à des fils, et qu'on l'avait enduit d'une mixture faite d'herbes aromatiques, de sel et d'épices, et enfin qu'il avait troqué son nom contre celui de Kaddid. Le garçon de ferme a ajouté que mon cousin flottait joyeusement dans la graisse et qu'il se faisait de préférence accompagner par un œuf ou deux. " Un délice ! " s'était écrié le narrateur, " très (il a dit quatre fois "très", mais je résume) bon ! ".
Moi, je le savais que Ghalmi était la bonté même, il me laissait toujours brouter la meilleure herbe et me protégeait de ses grandes cornes pointues quand Djarwa, Djro et Djriwi, les chiens de notre berger voulaient me taquiner de leurs crocs acérés. Si Ghalmi alias Kaddid-après-la-Dbiha (c'est son patronyme complet, il est d'origine aristocratique) flottait langoureusement dans la graisse chaude, lui, un si fin gourmet, c'est que la nourriture abonde dans cette contrée de rêve.
Et on l'avait couvert d'herbes précieuses ! De plus ce devait être un personnage important puisque, aux dires de ce même bipède (le garçon de ferme, je le rappelle pour les étourdis) il se faisait accompagner par je ne sais plus qui de neuf. Parfois deux, avait-il précisé, sûrement des domestiques nouvellement engagés (ils seront affiliés à la CNSS quand ils frôleront la retraite, et à la CIMR dans l'au-delà) mis à sa disposition. Il a bien de la chance, Ghalmi, je donnerais cher pour pouvoir un jour le rejoindre et devenir délicieux, moi aussi. Mais j'étais convaincu que mon tour viendrait car je suis optimiste par nature, je savais qu'un jour je serai sélectionné en raison de mon embonpoint, on me déclarera apte pour Dbiha, youpi ! Rien que d'y songer, je gigote de plaisir en tirant la langue. Patience mon ami, me bêlai-je (c'est la seule langue qu'on m'a apprise à la bergerie, qui est un m'sid sans coups de verge sur la plante des pieds, d'ailleurs je n'ai pas de pieds (sauf en ragoût, nda), mais des pattes) il n'est pas éloigné le jour où le plaisir de Dbiha te prendra à la gorge pour ne plus te lâcher.

La vie est belle, j'ai bien de la chance d'être un mouton. Car en y réfléchissant bien, j'aurais pu être un vulgaire bipède et devoir souffrir chaque jour pour conduire les troupeaux aux pacages, traire les brebis exactement comme le fait le fisc aux gogos qui déclarent tout - ça existe, vous les trouverez au tribunal de commerce où ils enregistrent leur dépôt de bilan, autre façon élégante pour dire faillite laquelle est l'acte précédant la recherche d'une patera - tondre les moutons, les hisser dans la benne à la force des biceps (le melj des humains), vous rendez-vous compte de toutes ces corvées que les malheureux humains sont obligés d'accomplir sans relâche ? Tandis que nous autres moutons, nous ne sommes nés que pour brouter, boire et dormir. Eh ! J'oubliais le meilleur : le but suprême, c'est la Dbiha, quelle chance ! Même que je ne suis pas loin de penser que toutes les attentions dont nous entourent les humains n'ont d'autre but que de nous conduire à cette merveilleuse contrée appelée communément Dbiha. On a beau dire, reconnaissons-le franchement et sans détour, les bipèdes forment une race désintéressée, la preuve c'est qu'ils raffolent de nous et n'exigent aucune contrepartie si ce n'est le sort enviable qui nous attend tous sans exception, même les femelles, encore qu'elles y sont conduites les dernières quand elles ne donnent plus de lait. Pour des raisons que j'ignore, on les nomme alors les tampons bleus, comme pour les humaines sauf que ces dernières reçoivent leurs bleus surtout sur le museau, parfois même aux yeux auquel cas il devient vite noir et au beurre.
Ah ! Que je suis fortuné et comme je suis pressé de me jeter la tête la première dans cette contrée aux mille sortilèges ! Pourvu que les humains continuent de nous bichonner et de nous apprécier à notre juste saveur de la tête aux pieds. Une fois, j'ai entendu le patron de la ferme tailler une bavette (morceau situé au-dessus de l'aloyau, nda) avec le boucher. Ce dernier est le seul bipède à la ferme qui ne travaille pas, je ne l'ai jamais vu à l'ouvrage. Il vit dans une maison appelée boucherie, on en trouvait pas mal à la frontière entre l'Irak et l'Iran, depuis cette maison a été transférée dans des grandes villes comme Bagdad, là où se rassemblent des bipèdes appelés Chiites à l'heure de la prière. Donc ce boucher, je ne sais pas ce qu'il fait toute la journée, mais peut-être le verrai-je un jour à l'ouvrage, comme la plupart des Marocains qui n'ont pas la chance d'avoir des jours fériés en quantités suffisantes. Cet individu, qui s'appelle Guezzar, se promène à longueur de journée en tenant à la main un couteau droit. A quoi peut-il bien servir ? S'il était courbe, j'aurais compris, c'est comme cet instrument avec lequel le wali de Tanger fauche les blés et qui figurait dans le temps avec son compère le marteau sur certains drapeaux rouges. C'est fini tout ça, enterré, aujourd'hui, les marteaux sont ailleurs, ils ont changé de compagnons, on les trouve avec l'enclume et entre les deux, il y a des intellos bien de chez nous qui ne savent plus à quel marabout se vouer.
Le plus étrange, c'est que ce boucher trempe souvent son couteau dans du ketchup si j'en juge a sa couleur rutilante. Oui, il est bizarre ce type, mais bon, c'est son problème, pas le mien, ce n'est pas à moi de trancher cette affaire et je n'ai pas l'habitude de me mêler de ce qui ne me touche pas. Joue-t-il un rôle dans la Dbiha ? Je ne saurais vous dire. Peut-être irons-nous un jour à la rencontre l'un de l'autre, qui sait ? A propos, que signifie " boucher " ?
Parfois, alors que je broie du vert ou que je rumine mes idées chlorophylliennes, mon doux regard se porte vers la ligne brumeuse de l'horizon, et je crois entrevoir par-delà cette ultime frontière - la seule qu'un bipède peut franchir sans visa - les mystérieuses terres lointaines de Dbihacity. Le soir, de retour des pacages, je trotte gaiement, la panse ou rumen, le bonnet, le feuillet et la caillette pleins à craquer de luzerne pré-mâchée, et je me surprends à rêver en me prélassant du jour tant attendu où je ferai partie du lot privilégié en partance pour Dbiha. Bof ! Comme dirait le marchand d'abats du Grand Socco, mon tour finira bien par venir.
Puis un matin, j'obtins enfin la certitude que cette contrée était bien le pays de cocagne que j'imaginais. Ce jour-là, j'avais surpris deux bipèdes de la ferme parlant de Dbiha en désignant Farrouj, le coq qui, tel les dirigeants de nos partis, régentait la basse-cour d'un ergot de fer et donnait aux poulets la chair de leur maman quand ils se mettaient en tête de lui ravir son leadership. C'est quelqu'un de suprêmement important, Farrouj. C'est lui qui nous réveille tous les matins et c'est encore lui qui se charge de grimper les djedadas de son harem une à une pour fabriquer des poussins appelés flaless qui sont des petits philosophes. Farrouj doit certainement raffoler de cet exercice car il ne laisse aucun coquelet l'aider dans son labeur. Si un grand fellous fomente une mutinerie (ça ne marche pas au Maroc où les officiers n'ont pas le temps de se gratter le képi avec leurs bananeraies, chalutiers et carrières) Farrouj fond sur lui comme un gus sur un couple d'ados et le plume aussi impitoyablement qu'un juge le ferait de Tel Quel, non pas jusque-là, j'exagère un tantinet. Farrouj n'a pas la main lourde à ce point, le poulailler reste un espace de droit des gallinacés, faut pas pousser, on n'est pas encore chez Ben Ali.
Je vous disais donc que les deux bipèdes le désignaient du doigt. Quelques instants plus tard, je vis ce même Farrouj, pourtant si flegmatique, oui je le vois trépignant de joie. C'est simple : il ne tenait pas en place, s'élevant énergiquement dans les airs en agitant frénétiquement ses ailes et en chantant un joyeux karakoé. Puis il rebondissait nerveusement, entraîné dans une folle allégresse. C'était clair : farrouj fêtait dans une liesse sans retenue son départ imminent pour Dbihacity. Je crois même qu'il y était arrivé. La fermière semblait tout aussi ravie, même que je l'ai entendue dire : " il sera savoureux si j'y ajoute des olives et du citron confit. " Vous rendez-vous compte ? Farrouj partira à Dbiha avec un généreux viatique offert par la fermière, il en a de la chance, le bougre ! Moi, je donnerais ma tête à couper pour partir à sa place. Patience Haoulito, me répétais-je, ça viendra, pas de panique ! Haoulito, c'est mon petit nom, j'avais oublié de vous le signaler. Quant à notre brave coq, il aura au moins échappé à la grippe aviaire qui est aux portes de l'Europe de l'est, en Turquie pour être précis. Je me suis laissé dire que le virus de cette maladie, H5N1 pour les intimes, pourrait transiter les doigts dans le nez depuis la Turquie jusqu'au Maroc via le PJD. Décidément, les barbus n'ont pas fini de poser problème.

Je courus porter la bonne nouvelle à mes frères qui se mirent aussitôt à applaudir des quatre sabots. " Calmez-vous les enfants, dit ma mère, soyez patients, vous irez tous à Dbiha avec le mouton de Dieu ", promit-elle en branlant du collier. A propos, comment dit-on en arabe " avec le mouton de Dieu " ? J'avançais en direction de mon oncle le bélier en me frayant tant bien que mal un passage étroit au milieu de son harem de brebis soumises et disciplinées car aucune d'elles n'était atteinte de cette affection contagieuse de la peau communément appelée la gale, sûrement l'unique maladie au monde qui peut se vanter d'avoir un prince héritier au Royaume-Uni.
Souvenez-vous, je vous ai précisé que les brebis de mon oncle sont soumises et disciplinées. Puis, sans transition apprente, j'ai enchaîné sur la gale dont aucune de ces créatures n'est atteinte, ce qui est normal car si elles étaient galeuses (il s'agit des brebis, vous me suivez ?) elles ne seraient pas plus soumises que disciplinées. Je veux bien croire que vous aviez compris cette voltige ellipsoïdale, mais sait-on jamais avec les bipèdes, ils n'ont pas tous le même QI, certains sont d'une intelligence telle qu'enfants déjà, à la cour de l'école, ils se distinguaient nettement de la mêlée de leurs camarades par leur lucidité et leur perspicacité diaboliques au point qu'en jouant aux gendarmes et aux voleurs, ils parvenaient (difficilement il est vrai) à faire la différence entre les premiers et les seconds, tandis que d'autres bipèdes ont un QI qui se hisse péniblement au ras des pâquerettes, et pour le dire sans détour, ils traînent une de ces couches à telle enseigne que lorsqu'ils ont des maux de tête, on ne peut les soigner qu'en faisant appel à un vétérinaire. Ne craignez rien pour eux, ils s'en sortent haut la patte en se faisant élire à la présidence du conseil municipal grâce à leur doctorat ès-gabegie. Que voulez-vous, il faut de tout pour faire un monde de bipèdes.
Où en étais-je déjà ? Ah oui, j'ai interpellé mon oncle le bélier en ces termes : " et toi, Tonton Atrouss, pourquoi n'as-tu jamais fait partie du voyage ? ". Mon oncle était réputé dans toute la ferme pour pratiquer sur une grande échelle et avec un art consommé le jeu de saute-brebis. Il abandonna avec une nonchalance appuyée la paire de gigots qu'il tenait fermement à l'instant où je l'interrogeais, lâcha l'air consommé, repoussa la grande échelle (si vous ne voyez pas ce qu'une échelle et un consommé viennent faire dans mon récit, relisez s'il vous plaît ce paragraphe) et me répondit en inclinant vers moi ses belles cornes spiralées : " vois-tu, mon petit Haoulito, les bipèdes m'ont affectés (il a mis affectés au pluriel parce qu'il travaille pour quatre) à d'autres tâches. Moi Atrouss, comme mon nom ne l'indique pas, je détrousse les brebis de leur hymen afin de fabriquer les agneaux destinés à Dbiha. " C'est ainsi que j'appris que les brebis, tels des terroristes nostalgiques de Saddam, se font sauter à longueur de journée les unes après les autres dans le souci d'agrandir le cheptel. Pour illustrer son propos, Tonton se tourna vers son parterre de brebis en chasse et cria à la cantonade : " à qui le tour ? " Aussitôt toutes les femelles s'empressèrent d'avancer résolument vers lui à reculons sachant que la position du missionnaire n'a pas sa préférence. Chacun ses goûts, que voulez-vous…
Peut-être seriez-vous étonnés d'apprendre que des brebis avancent à reculons, mais il en va de même pour nombre d'électeurs bipèdes. Depuis le passage à la trappe d'un ancien ministre de l'intérieur qui, avant la trappe passait pour indéboulonnable, ces gens-là ont transhumé de l'échange marchand à l'économie de troc, voilà pourquoi dans un passé pas si éloigné ils votaient pour de l'argent, alors qu'aujourd'hui, ils votent pour des intégristes. Et ça marche ! Mais à reculons. Quand les barbus seront aux affaires, peut-être passerons-nous de la société archaïque à la tribu primitive. Je ne parle pas de ceux qui sont en voie de turquisation, ceux-là, on dit qu'ils se sont assagis bien que leur presse sente encore le croissant gammé. Non, je fais allusion à ceux qui font illusion en jurant mordicus que les rêves de leur gourou seront exaucés dans un immédiat pas si lointain. Pas de quoi s'alarmer, si ces rêves se réalisent, il sera toujours possible d'obtenir un visa au consulat le plus proche, et si le consulat, proche ou pas, se fait la malle en emboîtant le pas aux investisseurs, eh bien on construira des pateras first class, voilà tout. Donc pas de panique. Cela dit, je me permets de donner mon avis aux bipèdes, mais ce jour-là, ils feront ce qu'ils voudront. Après tout, je ne suis qu'un pauvre mouton innocent promis à la Dbiha. Et s'ils reçoivent la même promesse, tant mieux pour eux, après tout.
Vint enfin le jour tant attendu. Le camion jaune stoppa au milieu de la ferme, et pendant que le chauffeur faisait connaître au patron le nombre de billets de cinquante dirhams qu'il avait dû distribuer sur la route de Tanger à la ferme, nous fûmes installés dans le fond de la benne qui très vite, tel un spectacle de Bziz, afficha complet. Le populisme, ça paie. Les bipèdes refermèrent et verrouillèrent le battant qui pinça très fort la queue d'un resquilleur, et en avant le voyage !
Nous étions drôlement serrés là-dedans, quelle cohue ! on se serait cru dans un bar à tapas au lendemain du ramadan, mais qu'importe, l'essentiel était d'atteindre Dbiha dussions-nous traverser un coupe-gorge. Après avoir tangué un bon quart d'heure, en vérité pas si bon que ça à cause des amortisseurs qui ont oublié de faire valoir leur droit à une retraite anticipée, le monstre jaune abandonna aux nids de poule la piste crevassée et se lança sur le ruban noir sans égard pour le Stop qui, dans mon pays natal, fait souvent de la figuration. Et hop ! Destination, l'eldorado des moutons où sans aucun doute une grosse surprise nous attend. Vous ne devinez pas laquelle ? Moi non plus... (Snif).
Sûr que ça doit trancher avec la monotonie de la ferme. La vie est belle et pour bien le montrer, j'envoyai une giclée impétueuse de boulettes noires telle une mitraille de caviar de la Caspienne (côté iranien, c'est le meilleur) tout en arrosant abondamment mes voisins d'un chaud liquide qui avait du whisky la couleur en plus et le prix en moins. Je l'avais puisé le matin même sur les rives de notre ruisseau à la surface duquel j'avais coutume de regarder avec étonnement ma face de mouton. Pour des raisons qui me sont inconnues, ce cours d'eau se nomme Oued-cam.
Le voyage dura plusieurs heures sous la conduite aléatoire et hitchcockienne de notre chauffeur Tarik Djebli, c'est son nom, lui qui se prétend progressiste d'ascendance britannique via Gibraltar, vu qu'il conduit à gauche avec la dextérité d'un MRE de Belgique titulaire d'un permis de conduire (le piéton à sa dernière demeure). Plus nous approchions de Tanger et plus la route se mettait à ressembler à la piste de notre ferme car notre conducteur n'emprunte pas l'autoroute (souvenons-nous qu'il ne s'appelle pas ottotarik n'ayant aucune goutte de sang germanique, le seul sang qu'il connaisse étant celui des petits écoliers qui s'écartent imprudemment des bas-côtés). A trois reprises, Tarik s'était arrêté pour présenter ses papiers à deux hommes en uniforme qui le morigénaient en lui montrant du doigt feu le phare arrière qui s'était éteint (paix à son âme) il y a quelques mois à peine, et la surface des pneus qui rappelait la peau satinée d'une starlette dans la fleur de l'âge. Je voyais les trois hommes gesticuler puis, je ne sais par quel miracle qui sonne et trébuche dans un tintement dirhamesque, ils finissaient par se mettre d'accord et notre camion repartait tous feux éteints sous les acclamations des deux hommes en gris qui le félicitaient pour l'état de ses pneus dont l'espérance de vie est inversement proportionnelle à celle des piétons. Le monstre de tôle reprit sa course en expulsant par son derrière un tsunami d'épais nuages tchernobyliens d'un noir d'ébène du plus bel effet.
A droite et à gauche de la route, de vastes champs s'étendaient à l'infini, parsemés ici et là de quelques espaces dépourvus d'ordures et d'arbustes sur les branches desquels n'était accroché qu'un nombre négligeable de sacs plastiques noirs. Des charrettes tirées par des mulets ou des tracteurs occupaient gaiement le milieu du bitume ou ce qui en tenait lieu, chargées à ras-bord de femmes et d'enfants pas tous en guenilles qui nous faisaient la nique quand notre véhicule les doublait sous un joyeux rugissement d'avertisseur. C'est bien connu, sur nos routes ensoleillées, les voyages forment la jeunesse et empêchent la vieillesse.

Nous nous arrêtâmes au bord de la route dans une bourgade appelée Sidi Allal Tazi où je vis une scène effarante : des moutons qui avaient complètement perdu la tête se balançaient à des esses en exhibant sans retenue leurs parties génitales avec une indécence révoltante et une insouciance désarmante. Ils avaient retiré toute leur toison et ne craignaient pas d'offrir en spectacle leur nudité intégrale, hormis une touffe de laine ténue qui agrémentait l'extrémité de leur queue pointue telles les plumes d'autruches que les belles de Pigalle se plantaient naguère dans le derrière. Dans l'un ou l'autre cas, il y avait de quoi faire sombrer dans la folie les bergères. Mon voisin Kbiech me confia que plus on approcherait de la ville et plus on assisterait à des scènes choquantes car Tanger a la réputation méritée d'être la ville de la déperdition. Mais restons à Sidi Allal Tazi.
Des bipèdes des deux sexes sont agglutinés autour d'un brasero qui envoie dans le ciel des volutes de fumée épaisse et dégage une acre odeur de chair brûlée au troisième degré. Je m'en inquiétai auprès de Kbiech qui me rassura : " mon cher Haoulito, bêla-t-il, c'est en ce lieu que les bipèdes mènent au bûcher nos congénères qui ont atteint les limites de la dépravation. " Des gens sont attablés et broutent des sandwiches en buvant du thé à la menthe ou du coca. De nombreux chiens de pure race bâtarde, des mouches et autant de mendiants tournent autour des bâfreurs et implorent qu'on leur donne quelques miettes à se mettre sous le croc, la mandibule ou la molaire. Trois autocars poussiéreux stationnent non loin de notre camion, tandis que leurs chauffeurs prennent de la viande gratuite auprès du boucher avant de se faire remettre par le cafetier une mince liasse de billets froissés. Petit à petit, je découvre les mœurs des bipèdes qui ont en commun d'échanger à tout moment des papiers sales et puants qui passent de poche en poche suivant une trajectoire dont le sens n'est jamais réversible.
Notre chauffeur est installé sur une chaise, il mange quelque chose d'informe que mes yeux n'ont pu identifier, et rote bruyamment comme un pupitre de trombones à coulisse tout en extrayant de sa bouche des restes de nourriture qu'il jette au loin, d'une pichenette. Enfin il envoie un gros crachat sous la table, sur lequel se précipitent le chien et les mouches (pas le mendiant), essuie ses doigts huileux dans un mouchoir qui n'a pas su garder la blancheur de ses jurassiques origines, personne n'ayant pris la peine de l'informer que deux atomes d'hydrogènes s'associent à un atome d'oxygène pour former ce corps étrange appelé eau.
Le voyage reprend. Peu à peu, le goudron parsemé de crevasses cède la place aux crevasses parsemées de goudron, preuve matérielle que Tanger n'est plus très loin. Plus tard, le camion fit une halte (si je passe allègrement du présent au passé simple et vice versa, c'est parce que l'accord des temps n'est pas une obligation pour mes congénères, donc y a pas faute) et je vis plusieurs bipèdes s'affairer autour de nous et nous conduire à grande vitesse vers un terrain nu où d'autres moutons se trouvaient rassemblés en cercle. De plus en plus nombreux furent les humains qui venaient nous admirer et, curieusement, certains d'entre eux nous tâtaient la toison, le ventre et nos inutiles et oisives parties génitales. Je ne saisissais pas clairement la raison de ces attouchements équivoques qu'il m'avait été donné d'observer à la ferme quand le patron entraînait la servante tout au fond de la bergerie à l'heure de la sieste.
Le défilé des bipèdes se poursuivait sans répit, et moi j'étais pressé de quitter au plus vite cette zone de triage et d'aller rejoindre Farrouj que notre fermière avait expédié tantôt à Dbiha. A l'heure qu'il est, il devait être heureux comme un mouton, un vrai coq ovin, pensai-je. Certains bipèdes s'arrêtaient devant moi, interrogeaient mon sponsor, et écartaient brutalement mes lèvres pour examiner mes incisives. Serait-ce là les formalités à accomplir en vue d'obtenir un visa d'entrée à Dbihacity ? Peut-être bien. J'avais ouï dire que les bipèdes désireux d'effectuer un voyage dans l'eldorado des humains outre détroit sont soumis à des tracasseries en tout genre. Ils devaient présenter des Himalaya de papiers, de quoi torcher tous les habitants de Shanghai, et tout ça pour avoir le droit de fouler le territoire convoité, mais bizarrement, sitôt parvenus à destination, ils ne tardaient pas à être traités comme des sans-papiers ! La nature humaine est complexe, aussi ai-je toutes les raisons du monde de me réjouir de n'être point humain pour conserver encore quelque chose d'ovin. Voilà le genre de rimes dont Pierre Corneille était friand, mais je ne m'attarderai pas sur ce point, n'ayant pas eu la chance de faire mes humanités. Pour quelle raison, me direz-vous ? Parce que je suis un mouton, eh patates ! L'auriez-vous oublié ?
Pendant que je cogitais de la sorte, de nombreux bipèdes gesticulaient en brassant l'air et vociféraient à coups de dirhams et de rials. Parfois le ton montait et le dirham descendait, tandis que mon sponsor répondait avec véhémence, force gestes des deux mains et postillons des deux lèvres. Finalement, il reçut une épaisse liasse de papiers sales sentant le clou de girofle - sûrement les tickets d'entrée à Dbihacity - il les compta fébrilement en se pourléchant les doigts, puis je fus confié à mon nouveau guide qui fit venir une honda pour moi tout seul.
Je vous vois venir ! À coup sûr, vous êtes en train de vous demander pourquoi je n'ai pas mis une majuscule à honda, pas vrai ? Hi hi, avouez que j'ai mis dans le mille, hein ? Eh bien voici l'explication, ouvrez bien grandes vos oreilles - et fermez vos gueules - je m'en vais vous donner un cours de philologico-lexicographique de la darija. Prêt ? Partez !
- Une honda est une estafette made in Japan que les bipèdes utilisent pour des transports commerciaux.
- Soit, mais ce n'est pas la seule marque, on trouve aussi des Isuzu, Toyota, Yamaha, Dayhatsu, et bien d'autres.
- Et après ?
- Eh bien, on devrait aussi dire une dayhatsu avec une minuscule, pourquoi ne le dit-on pas ?
- Vous touchez du doigt le génie de la darija ; c'est parce que si l'on considère dans son ensemble le parc national des estafettes, les honda sont plus nombreuses dans le commerce que les autres marques.
- Bon, je suis convaincu mais à moitié seulement. Car enfin l'autre moitié de moi se regimbe et vous rétorque : d'autres marques sont connues comme le loup blanc…
- Dites plutôt comme le mouton sale. Au Maroc, les loups, blancs ou pas, ne courent pas les rues.
- OK. Disons comme le mouton sale.
- Je vous le concède ; donc pourquoi ne dit-on pas par exemple une suzuki ?
- Chut ! Que dites-vous malheureux ? mais c'est parce que la marque que vous venez de proférer est proche d'un gros mot qui, à peu de chose près signifie " regarde mon derrière."
- Me voilà convaincu, mais aux trois quart ; le quart restant vous interroge : y a-t-il d'autres exemples pour étayer votre thèse ?
- Oui, les bipèdes disent un danone (vanille) sans y mettre de majuscule. Ainsi, de retour d'Europe le Marocain s'exclamera : " c'est fou ! Dans les supermarchés européens, on trouve des danone de toutes les marques. "
- Me voilà convaincu à 100 %. C'est pareil pour tide, lavachkéré, moubilite, et des dizaines d'autres mots empruntés à des langues étrangères et définitivement soudés à notre darija, notre marocain littéraire encore dans les limbes.
- C'est merveilleux d'assister de son vivant à la naissance, au bourgeonnement d'une langue promise à un bel avenir. Le marocain classique !
- L'autre jour, un compatriote m'a dit : " sur l'autoroute Tanger-Rabat, il y a plein de pillage. " Je lui ai répondu : " mais tais-toi donc malheureux ! Un gendarme pourrait nous entendre. " J'ai fini par comprendre qu'il parlait de péage prononcé par un darijiste puritain.
- Les exemples fourmillent. Et notre mouton ?
- Je lui rends la parole.
Donc je vous disais avant ce dialogue qui m'a coupé la parole (c'est mieux que la carotide) que j'allais enfin quitter ce lieu où j'ai eu la vague et quelque peu troublante impression d'être traité comme un vulgaire marchandise, un prêt à consommer, pour ainsi dire. Quoi qu'il en soit, je me mis à gigoter de frénésie à telle enseigne qu'il fallut me lier les quatre pattes pour calmer mon ardeur. J'adressai à mes compagnons de fortune et de voyage un joyeux bêlement d'adieu, et en avant, vogue la galère !

Entrant dans la grande cité, je découvris non sans surprise une infinité de fermes géantes de plusieurs étages, aux façades lépreuses recouvertes d’un crépi griffé grisâtre dans les plis desquelles toute la poussière de la ville s’est donné rendez-vous. Certaines de ces façades sont chaulées, d’autres, les plus nombreuses, sont hideuses au point qu’elles feraient prendre à Quasimodo ses jambes à son cou. Des automobiles, rapportées pour la plupart des cimetières de voitures de Belgique, utilisent copieusement leurs avertisseurs sonores tout en doublant ma honda sur la droite en frôlant les piétons qui ne semblent pas s’en soucier. Les taxis, généreux pourvoyeurs de la couche d’ozone en gaz toxiques, sont pilotés par des hommes qui ont probablement trouvé leur permis de conduire dans une de ces innombrables poubelles qui disputent aux façades des immeubles la première place au podium de la saleté mariée à la puanteur. La ville-égout semble pourtant en passe de se refaire une beauté en dépit de la sieste annuelle des élus municipaux, et grâce à un gestionnaire en chef qui a l’avantage de n’être entaché d’aucune élection.
De ma vie je n’ai vu circuler un aussi grand nombre de bipèdes, c’était une féerie. Les femelles baguenaudaient en grand nombre, j’ai même cru en apercevoir qui n’étaient pas bâchées, cheveux au vent, élégantes et rieuses dans des toisons bigarrées et cintrées. Perchées sur de frêles sabots, elles font claquer le pavé, ce qui donne à leur démarche une élégance suprême. Certaines font grise mine, enveloppées de pied en cape dans une toison d’une coupe sévère qui fait supposer qu’elles se rendent à un enterrement. Elles ne laissent entrevoir que l’extrême bout du museau parce qu’il faut bien, songeais-je, qu’elles respirent et qu’elles voient, l’oxygène et la vue leur étant concédés par leurs époux, père, frère ou fils, bref, par l’un de leur maître attitré ou autoproclamé.
S’il y avait autant d’écoles qu’il y a de café, tous les Tangérois seraient maîtres de recherche au CNRS. Les terrasses de ces innombrables cafés semblent réservées en exclusivité aux bipèdes mâles, tous occupés à siroter qui son cafe con leche, qui son thé à la menthe. Ils observent les passants d’un œil éteint, mais qui devient torve quand ils attardent leur regard sur les croupes rebondies des rares femelles qui défilent dans leur champ de vision en jachère. Les véhicules de toutes marques stationnent sur les trottoirs dont les rares espaces laissés vacants sont occupés par les mendiants ou les conteneurs à ordures.
La honda, qui est une Suzuki, s’engagea dans une ruelle et s’arrêta devant le porche d’un immeuble imposant d’apparence cossue malgré le linge accroché à tous les balcons. Une nuée d’enfants criards vint en course désordonnée s’agglutiner autour de la fourgonnette en me souhaitant bruyamment la bienvenue. A voir leur nombre, je me dis que le bélier du quartier ne devait pas chômer. Après être descendu du véhicule, aidé de toute cette marmaille surexcitée, je fis mes premiers pas dans l’alpinisme en escaladant tant bien que mal les dix ou douze marches de l’escalier en marbre brillant qui aboutit devant un gros caisson métallique dans lequel je m’engouffrai en compagnie d’un bipède qu’on appelle concierge. Les concierges sont les hommes les plus heureux de la ville, ils sont logés, ne paient ni eau ni électricité, reçoivent du propriétaireun salaire, et ils ne bougent le petit doigt que pour se nettoyer le fond de l’oreille ou bien pour toucher les pourboires mensuels des locataires. A l’occasion, ils font office d’agent immobilier sans porter ombrage aux professionnels de ce métier pour l’évidente raison que ce métier n’existe pas, chacun s’improvisant agent émérite digne de confiance. Les gogos nouvellement arrivés à Tanger en savent quelque chose, le service des objets perdus du commissariat de police regorgeant de leurs illusions. Mais moi, je ne souffre pas de ce genre de problème puisque je bénéficie d’un voyage à forfait qui englobe le trajet, le boire, le manger, et peut-être aussi d’autres prestations surprises, je verrai bien.
La boîte de métal où je me trouvais (moi, mouton, je l’ignorais, mais vous bipèdes savez qu’il s’agit d’un ascenseur) n’était pas en panne à ma grande surprise. S’offrit alors à mes yeux le spectacle le plus hallucinant qu’il m’a été donné de voir au cours de ma (courte) vie de mouton. J’ai vu les murs de l’immeuble tout entier descendre à une vitesse vertigineuse vers je ne sais quel mystérieux abîme. Rien que d’y penser, j’en ai encore le mal de mer. Enfin une grande porte en fer arriva à notre niveau et tout l’édifice s’arrêta comme par enchantement aussi brusquement qu’il était descendu. Je venais d’assister au premier miracle de Dbiha, et il y en aura d’autres, soyez sans crainte. Je quittai la cage infernale et on me fit pénétrer dans mon nouveau lieu de résidence secondaire, une courette prolongée d’un balcon qui donnait sur la rue.
Mon arrivée fut saluée par un tollé de joie, toute la maisonnée accourut pour me faire les salutations d’usage, du moins fut-ce là mon impression première. Un grand dadais boutonneux trépignait sur place en vociférant : « nous allons nous régaler ! vive la fête ! » Puis, s’avançant vers moi, il me caressa la toison et me dit en salivant abondamment : « demain matin, ça va être ta fête ! » Ma fête ? je me joignis à son allégresse débridée en dessinant dans l’air un ample mouvement de cornes et, joignant le geste au bêlement, j’entonnai « Dbiha ! Dbiha ! » Puis la servante de 6 ans m’apporta une botte de berouak et un saut rempli d’eau claire. Je dois à la vérité de préciser que je me serais attendu, sinon à du lait et des dattes, tout au moins à un plus copieux repas de bienvenue. Mais enfin, je ne suis pas au fait des coutumes de Dbihacity et de plus, la fête annoncée par le grand escogriffe boutonneux n’a pas encore commencé, autrement j’aurais été le premier à m’en rendre compte, vous conviendrez que ces choses-là ne passent pas inaperçues, il me semble. C’est alors que je me suis souvenu du dicton de notre berger : « Dieu fasse que notre fin soit meilleure que notre commencement. » J’aime ces paroles de Djilali, elles sont bourrées d’une sagesse sereine et durable comme des piles alcalines.
Rien en effet n’est plus important que le sort qui nous attend au bout de notre existence. A la question de savoir s’il connaît le bonheur, un philosophe avait répondu : « je ne pourrai vous répondre que sur mon lit de mort. » Mais moi, je suis tranquille de ce côté-là car bientôt, ce sera Dbiha, le bonheur entier et définitif. Ce n’est donc pas le moment de parler de choses funestes en cette veille de fête annoncée. N’y pensons plus, demain il fera jour. Après avoir grignoté quelques brins d’herbe séchée, je me calai confortablement dans un coin de la courette et attendit sagement que Morphénergane me tende les bras.

Là-bas dans ma ferme natale, mes petits frères doivent, à l'heure qu'il est, dormir dans le silence de la nuit. Moi, je ne pourrais pas en dire autant car d'en bas, me parviennent des bruits incessants de klaxon et toutes sortes de vacarme que mes oreilles n'avaient jusqu'alors jamais ouï. De toutes les inventions de la technologie occidentale, celle dont les Arabes se sont emparés avec le plus de passion, c'est assurément le klaxon ; ce qui ne veut pas dire que ces peuples imitent aveuglément l'Occident, pas du tout, pour qui les prenez-vous, bandes de racistes ! Ainsi, ils sont restés réfractaires au code de la route et à la ponctualité dans les rendez-vous. Pendant que je rêvassais de la sorte, j'entendis sonner à la porte de l'appartement. Le maître du logis (et du reste) l'ouvrit, et de loin, je vis apparaître un individu revêtu d'un bleu de travail devenu noirs (non, ce n'est pas une faute d'accord, si j'ai mis noirs au pluriel, c'est parce qu'il se rapporte simultanément au travail et au bleu, lisez attentivement au lieu de perdre votre temps à traquer mes fautes d'orthographe, et à supposer que vous en trouvassiez (hi hi, avouez que ça vous embête qu'un mouton jongle avec cet imparfait du subjonctif que vous n'avez pas rencontré (je n'ai pas dit utilisé) depuis l'école primaire, et encore…bon, je ferme ces trois paires de parenthèses avant qu'elles ne vous fassent perdre la boule, je n'aimerais pas qu'on dise que la totalité des lecteurs d'Al Bayane ont été rendus chèvre par un mouton. Notez que même dans cette éventualité, il n'y aurait pas de quoi remplir un asile psychiatrique, (et moi qui n'aime pas la bousculade, je vous avouerai que ce qui me plaît dans Al Bayane, c'est qu'on n'est pas obligé de faire la queue pour l'acheter))). Bon, je poursuis.
J'étais en train de vous dire que j'ai vu le maître du logis ouvrir la porte à un type en bleu de travail. Voici le dialogue entre les deux hommes tel qu'il m'a été rapporté par mes deux oreilles situées au sud de mes cornes.
- Dis-moi, pourras-tu venir découper les quartiers de viande demain ?
- Incha-llah.
- Oui, demain sans faute juste après la prière, je peux compter sur toi ?
- Incha-llah.
- Pas plus tard, sinon, j'aurais du mal à caser toute la viande, OK ?
- Inch-llah.
- Réponds-moi, on est d'accord pour demain ?
- Inchal-lah.
- Tu ne peux pas me dire oui ou non ?
- Incha-llah.
- Ecoute, si tu ne viens pas, c'est la cata, tu me promets d'être à l'heure ?
- Incha-llah.
- Tu vas me rendre chèvre, pourtant je n'ai pas lu ce qu'il y avait dans la triple parenthèse à propos de l'imparfait du subjonctif. Alors par pitié dis-moi il faut que je sache : c'est oui ou c'est non ?
- Incha-llah.
- Grrr ! On n'est pas sorti de la mosquée, euh…pardon, je voulais dire de l'auberge, si ça continue, je sens que je vais me mettre à blasphémer, même mon point d'interrogation va perdre la tête, alors pour une fois dans ta vie, je t'en supplie : sois clair, concis et laïc : tu veux ou tu veux pas ¿
- Incha-llah.
- Ô misère ! Bon, je veux bien croire que ça signifie oui. A quelle heure s'il te plaît ? 07 h 00, ça te va ?
- Incha-llah.
- Disons au plus tard 08 h 00, c'est d'accord ?
- Incha-llah.
- Va pour 08 h 00. On s'était mis d'accord pour 150 DH, n'est-ce pas, tu passeras en fin d'après-midi pour encaisser, disons vers le coup de quatre heures, ça te convient ?
- Et comment ! je viendrai à quatre heures tapantes, qu'il pleuve ou qu'il vente, c'est plus que sûr, tu peux compter sur moi à 100 % les yeux fermés à 16 h 00 pile poil. On ne revient pas là-dessus, tu as bien dit 16 h 00 pas une minute de plus, n'est-ce pas ?
- Incha-llah.
Il a de la chance que je sois le seul témoin de ce dialogue qui ressemble comme un frèrot à un appel au lynchage. Si un militant de la secte du rêve-party l'avait pris la main dans le sac, il l'aurait haché menu. A la faveur d'une de ses ronflettes, son gourou I-have-a-dream a prédit le grand chambardement pour 2006. Le Maroc serait irakisé. Faut dire que c'est un sacré visionnaire, le bonhomme, vous vous rendez compte ? Pour 2006 ! Voyons, pas besoin de calculette pour faire le compte ; 2006 des impies mois 1426 de l'Hégire, ça nous fait… 6 - 6 = 0, ensuite 2 ôté de 10, je pose 8 et je retiens 1… voilà : la qawma fatale va nous tomber sur le coin du museau (c'est le mouton qui parle) dans exactement 580 ans ! ça nous laisse largement le temps de vider nos verres de chiba (pas de panique, c'est l'absinthe qu'on met dans le thé à la menthe en hiver, à ne pas confondre avec Chivas 12 ans years).
Bon, revenons à mes copains (je veux dire à nos moutons, vous avez compris, mais sait-on jamais). Je me remets à penser à la ferme. Demain tôt le matin, Djilali conduira mes frères, mes sœurs et mes cousins aux pâturages. Comme à l'accoutumée, il s'installera sur le même rocher, tirera de sa poche la petit flûte à bec (à bec, bien sûr, qu'avais-je besoin de le préciser ? si elle était traversière, il ne pourrait pas souffler dedans tout en gardant un œil sur le troupeau, autrement le torticolis est garanti… ah la la !faut tout vous détailler). Il va se mettre à jouer cette triste mélopée que je connais sur le bout du ça beau parce que je trouvais sabot (non, c'est l'inverse, mais vous auriez corrigé de vous-mêmes, vous commencez à vous y faire, bravo).
Je me souviens une fois, notre berger avait interrompu sa sonate à la vue de la bipède Khdaïja qui se dirigeait vers lui, ses chèvres trottinant derrière elle. Djilali arbora son sourire le plus charmeur et se mit à lui conter hommaïtita (je voulais dire fleurette, mais ça, vous ne l'avez pas compris, avouez-le). Puis elle et lui n'ont pas tardé à aller se dissimuler derrière un buisson géant de palmiers nains et ils y sont demeurés un bon moment, très bon, même délicieux si j'en crois la longueur des soupirs entendus. Ensuite Khdaïja a réapparu, la mine défaite, légèrement honteuse et franchement satisfaite. Elle s'accroupit au bord du ruisseau et lava un bout de caoutchouc blanc car l'ALCS était passée au village un peu auparavant, puis ayant rejoint ses chèvres, elle disparut mais pas pour longtemps.
De temps à autre elle revenait, et à chaque fois, c'était le même manège sympa. Nous avions appris à tirer profit de ces moments d'inattention pour aller gambader comme la chèvre de monsieur Segad (El Maleh pour être précis) dans le champ voisin pour y brouter les savoureuses jeunes pousses de blé en herbe. On aurait dit que le temps était suspendu, tout le monde se régalait en même temps, moutons, chèvres, Djilali et Khdaïja. Etant curieux de nature, je me suis une fois aventuré à risquer un coup d'œil de l'autre côté du buisson de djommar. Le spectacle qui s'offrit à mes yeux me parut bien étrange : les deux bipèdes se frottaient le ventre en se broutant le museau. Je trouvais leur position aussi grotesque qu'étaient incompréhensibles les bêlements qu'ils poussaient en ahanant aussi bruyamment que Dirham, l'âne de la ferme quand il faisait du steeple-chase sur la jument pour lui confectionner un bébé mulet sur mesure, sous le regard furieux du cheval qui, exceptionnellement portait des cornes.

Curieusement, notre berger semblait aussi excité que lorsqu'il nous faisait traverser le long ruban noir. Il évitait toujours les virages à cause de la mauvaise visibilité car l'arrivée inopinée d'un camion couleur d'Espagne (il faut que je vous explique, vous ne risquez pas de trouver tout seuls : nos camions sont rouges ou jaunes, couleurs qui permettent aux piétons de les voir arriver de loin et ainsi d'éviter de se faire renverser dans le meilleur des cas, ou écraser dans les autres cas de figure. Pourtant les accidents de la route ne diminuent pas car on a omis de peindre les piétons en rouge et jaune pour être vus du serial killer qui tient lieu de routier pas sympa, omission absolument impardonnable et relativement pardonnée.) Quoi qu'il en soit, grâce à la vigilance de notre berger, notre troupeau n'a jamais été transformé en viande hachée appelée kefta mais sans oignon, ni persil, ni coriandre, ni sel, ni épices. Rien n'aurait pu sembler plus absurde que de mourir sous les pneus d'un camion et de manquer ainsi le rendez-vous merveilleux de Dbiha. On peut dire que je l'ai échappé belle.
Je reviens à mon couple dont les membres étaient intimement imbriqués les uns dans les autres comme un inextricable puzzle. La bergère étouffait visiblement sous le poids de son adversaire, elle avait la moitié de sa toison arrachée mais ne semblait pas le moins du monde en souffrir, agrippant ses quatre pattes autour du tronc de Djilali comme le ferait un criquet sur une brindille. Décidément, les bipèdes ont par moments des comportements pour le moins bizarres.
Pourtant une fois ou deux seulement le couple s'est uni en une position en tous points identiques à celle de mon oncle le bélier quand il fabriquait des agneaux à la chaîne. Sauf que c'était le patron de la ferme qui était derrière le buisson, tenant le berger par les gigots comme s'il craignait qu'il échappe à son étreinte. Il émettait des beuglements de zébu malgache en furie, jurant que Djilali était un collègue sensible qui lui faisait venir sa tête. Nous étions plusieurs à contempler la scène mais aucun d'entre nous ne comprenait ce déferlement de charabia bien qu'il eût la tendresse de la ouate. Le lendemain, je vis notre brave berger accomplir les mêmes manœuvres sur Maaza, la seule chèvre de notre troupeau. Alors que toute la bergerie était au courant de ses acrobaties avec cette caprine, Djdi, son légitime époux n'en sut jamais rien comme cela arrive souvent dans ce genre d'affaires scabreuses.
Voilà pour les souvenirs. Je n'arrive toujours pas à trouver le sommeil malgré l'heure avancée de la nuit. J'avale une gorgée d'eau et je taquine sans conviction du bout de mes incisives la botte de berouak mise à ma disposition, mais le cœur n'y est pas. Vous dirai-je la vérité ? je suis légèrement déçu par Dbihacity, ce n'est pas tout à fait ce que j'espérais. L'accueil n'était pas enthousiaste, l'herbe est insipide et l'eau stagne dans un seau de plastique, alors que moi, j'ai besoin de la voir couler et gargouiller sur les galets du ruisseau, vive, riante et insaisissable. J'aime arracher de mes dents en relevant la mâchoire d'un coup sec, l'herbe drue et grasse qui frissonne au moindre souffle de vent. Surtout je voudrais marcher car chez les ovins, on grignote debout en bougeant les pattes comme le font les humains dans les cocktails dînatoires. J'ai envie de courir, sauter, gambader dans l'insouciance, mais comment le pourrais-je dans cette courette où je me sens prisonnier ? Je sais, le mot est fort, j'exagère un tantinet, mais, à peu de choses près, c'est bien la sensation que j'ai.
C'est décidé ! Demain matin je demanderai à mes hôtes de me ramener chez moi. Je leur dirai : " merci pour votre hospitalité et pour tout le reste, présent et à venir. Mais voyez-vous, je préfère l'air de ma campagne, le vôtre est pollué, surtout quand elle est électorale. Je présume qu'ils seront déçus en entendant ces paroles peu amènes, mais je me montrerai intraitable, l'ai bien l'intention de m'en aller aussi vite que je suis venu. Il faudra que la honda revienne me chercher et qu'elle me reconduise au camion jaune qui me rapatriera à la ferme. Je raconterai à mes frères et cousins l'expérience que j'ai vécue ici et surtout je leur conseillerai de renoncer à Dbiha parce que, intuitivement, quelque chose me pousse à croire que les bipèdes ne nous font pas faire tout ce voyage uniquement pour nos beaux yeux. Ce doit être aussi pour le reste, il n'y a pas que les yeux chez un mouton, soyons francs ! Ils doivent probablement nous dissimuler quelque chose, mais quoi ? Mystère… J'en ai la carotide nouée.
Quoi qu'il en soit, je devrai leur annoncer dès potron-minet ma ferme intention de partir, et je le dirai avec tout le tact nécessaire afin qu'ils ne me mettent pas à la porte brutalement comme un vulgaire ministre de l'intérieur. Dans le souci de ne pas laisser une mauvaise impression, je partirai juste après la Dbiha, ne serait-ce que pour soigner les formes. Que voulez-vous, je suis un mouton de bonne éducation et il est hors de question que je sois accusé d'enfreindre aux règles élémentaires de la bienséance, je donnerais plutôt ma tête à couper. Je leur expliquerai que j'aime Dbiha certes, j'apprécie Tanger et leur maison, mais qu'ils ne me tiennent pas rigueur si je préfère les bruits et les odeurs de la ferme, la flûte en roseau de notre berger et les cabrioles amusantes qui se déroulent derrière le buisson ardent des désirs bucoliques de nos bipèdes, toutes positions confondues.
Et puis, je n'ai pas l'intention de faire de vieux os dans ce Tanger si longtemps laissé à l'abandon. C'est vrai que les choses sont en train de changer à grande vitesse, mais la densité d'intégristes est telle que je ne serais pas étonné qu'un jour ils se métamorphosent en égorgeurs comme on en voit sur Al Jazeera. Vous me direz : c'est une affaire de bipèdes, je ne suis pas concerné, mais sait-on jamais ? Vous vous rendez compte ? Si un jour par je ne sais quel coup de tête l'envie les prenait de réserver du même sort les moutons, de quoi aurais-je l'air ? Moi, égorgé ? Brrr j'en tremble d'avance rien que d'y songer. Raison de plus pour déguerpir d'ici, on dit les bipèdes capables de tout. Pris un à un, ils sont gentils, mais il suffit qu'ils décident d'agir de concert pour qu'ils se mettent sans crier gare à faire des choses extravagantes. Le bipède est un drôle d'oiseau, je m'en méfie comme de la grippe aviaire. En attendant le chant du coq, je vais tacher de dormir avant le grand voyage de demain matin… Faudra que je m'accroche si je veux débarrasser le plancher.

Je suis tiré de mes rêveries par un remue-ménage et des bruits de pas. Je me mets debout sur mes pattes et soudain je sens une brusque tension sur mes cornes : c'est la corde qu'on y a nouée, trop courte pour me laisser faire mes mouvements habituels. Voilà qui ajoute aux désagréments de ce lieu que, décidément, j'aime de moins en moins. C'est alors que je vis trois gaillards tirer un de mes congénères de belle taille qui, apparemment semble leur donner du fil de laine vierge à retordre. Il refuse obstinément d'avancer et les trois bipèdes sont obligés de le pousser, le tirer, faisant patiner ses sabots sur le carrelage glissant de la cuisine.
Le voici à proximité de la courette, je le regarde et je crois rêver : c'est Tonton le bélier ! je n'en crois pas mes yeux et pourtant c'est bien lui, je n'ai pas la berlue ! " Tonton Atrouss ! " m'écriai-je en tirant sur la corde de toutes les forces de mon collier, est-ce bien toi ? Ce n'est pas un rêve ? " - " non, me répondit-il, ce n'est pas un rêve, c'est un cauchemar. Le hasard aura voulu que nous nous retrouvions ici à Dbiha, eh bien soit. Je vais me laisser faire par ces trois abrutis afin que ne leur vienne pas à l'esprit l'idée de nous séparer. " Surpris par la soudaine passivité de mon oncle, les bipèdes profitèrent inopinément de cette accalmie pour l'installer près de moi et lui lier solidement les cornes au moyen d'une corde qu'ils nouèrent autour d'un tuyau de fonte. Restés seuls, j'interrogeai Atrouss : " que se passe-t-il ? que fais-tu ici ? Raconte-moi tout ! "
Tonton dirigea vers moi un regard presque aussi triste qu'une chanson d'Oum Kalsoum en son avant-dernier couplet " que puis-je te raconter que tu ne sais déjà, mon pauvre Haoulito " soupira Atrouss qui détestait le subjonctif. Il poursuivit : " les bipèdes de la ferme ont fini par me sélectionner malgré mon âge avancé. Je ne leur servais plus à grand-chose depuis le jour où ils ont fait venir un jeune bélier qui pète le feu et qui est capable de faire des chevauchées fantastiques sur les brebis à une cadence infernale qui ne m'est plus permise. Alors ils se sont passés de mes services en me vendant. Quand le bipède de cette demeure où nous nous trouvons eut versé la somme requise pour se m'approprier, le fermier a glissé à l'oreille de son associé " ouf ! Je l'ai bien roulé, nous voilà enfin débarrassés de cette vieille carcasse ". Après avoir marqué une pause qu'il mit à profit pour boire une gorgée d'eau et arracher un brin de berouak, Atrouss me dit : " roulé ! c'est bien le mot qu'il a prononcé. De toute façon les bipèdes de ce pays passent leur temps à appliquer la maxime " roulez-vous les uns les autres " car pour eux, faire du commerce, c'est gruger son prochain. Toute opération commerciale met aux prises quelqu'un qui gagne beaucoup et l'autre qui y laisse des plumes. L'autre en question, c'est toujours, en bout de chaîne, le consommateur anonyme qui est le roulé final. "
" A présent, j'aimerais savoir si tu t'es demandé ce que nous faisons ici. " " Mais Tonton, répliquai-je, il n'y a rien de grave, pourquoi parles-tu de te balancer ? il n'y a pas de balançoire dans cette cour. Cela dit, si tu veux mon avis, mieux vaudrait retourner à la ferme, tu verras qu'ici, ce n'est pas l'Australie ". En entendant mes paroles, Atrouss poussa un soupir propre à arracher toutes les racines adventives du figuier banian planté majestueusement dans le jardin de la Mendoubia. " Tu me caches quelque chose, Tonton, insistai-je, allons, dis-moi ce qui te tracasse. A Dbiha, nous ne risquons rien, n'est-ce pas ? " - " Non, répondit tristement l'oncle, c'est vrai que nous ne risquons rien à part la Dbiha, tu as tout à fait raison, Haoulito, n'en parlons plus. " Sur ces paroles réconfortantes, Atrouss émit une retentissante salve de pets qui aurait pu couvrir de ses nombreux décibels tout un pupitre de trombones à coulisse et même à piston, vibrato et glissando compris. Il alla caler son épaisse toison dans un coin retiré de la courette et plongea aussitôt la tête la première dans les gigots de Morphée. Je me préparai à en faire autant.
En Attendant l'arrivée du sommeil, je me mis à penser à mon oncle pendant qu'il dormait à sabots fermés. A la ferme, sa spécialité était l'accouplement avec les brebis qui conduisait à la fabrication des agneaux. Au cours de mon transport dans la honda, j'avais entendu le chauffeur discuter avec son assistant de ce qu'il nommait curieusement le coït, un mot nouveau qui recouvrait d'étranges pratiques et que le mouton que je suis ignorait totalement, érection comprise. C'est ainsi que j'appris que la durée moyenne de cette chose bizarre est de six minutes, mais qu'elle peut se prolonger des heures, voire des jours et même des mois, comme chez les mouches, les papillons et les serpents. En revanche chez ce cousin du bipède appelé chimpanzé, le drôle de truc ne dépasse pas une minute. Vous me direz : comment fait la femelle pour s'accommoder d'un si bref machin ? C'est bien simple, sitôt son exercice terminé, le mâle se retire et c'est un autre qui prend la relève. On a calculé qu'une femelle pouvait de la sorte se taper huit mâles en l'espace de quinze minutes seulement. Oui, me direz-vous, mais les humains n'ont pas la même durée d'accouplement que la mouche ou le chimpanzé ! C'est exact, ainsi on a pu observer que le coït varie entre trente secondes et quarante-cinq minutes avec une moyenne de 5,4 minutes testée sur un panaché de 500 mâles de plusieurs nationalités. Où se situent, me direz-vous, les Marocains dans ces tests ? hélas, la revue ne le dit pas, elle se contente de signaler que le champion, c'est le sujet du Royaume-Uni avec 7,6 minutes, suivi de près du citoyen des Etats-Unis d'Amérique qui réalise un score de 7 minutes. Mais, me direz-vous… stop ! J'en ai assez de vos " me direz-vous " ! Qu'est-ce qui vous prend, vous les lecteurs ? En sept chapitres de mon histoire, pas une fois vous n'avez ressenti le besoin de me couper la parole avec ces " me direz-vous ", et ne voilà-t-il pas que dès lors que je vous parle de la bagatelle, vous sortez brusquement de votre mutisme pour m'interrompre à tout bout de champ ! mais me direz-vous : c'est ma faute, je n'avais pas à parler de choses cochonnes comme le coït dans un quotidien aussi sérieux qu'Al Bayane, défenseur de la classe ouvrière, des droits de l'homme, des libertés et j'en passe. D'abord, vous remarquerez que j'ai évité du mieux que j'ai pu d'utiliser à outrance ce mot peu ragoûtant. J'ai dit truc, chose, machin, bagatelle de crainte que le journal ne tombe par mégarde entre les mains d'un mineur. Oh, et puis zut et zut ! (Par politesse, je n'ai pas dit merde) depuis quand les Marocains se servent-ils d'un mouton pour parfaire leur éducation sexuelle ? Sachez messieurs les bipèdes que moi, mouton de mon état, je n'ai pas pour vocation de vous remplir le crâne. Vous remplir l'estomac non plus, notez bien. Alors à quoi sert un mouton me direz-vous ? Réponse demain pour le dernier épisode de ce feuilleton. Y aura-t-il un happy end, me demanderez-vous ? Certainement, de happy end il y aura. Mais pour qui ? À demain, ne ratez mon dernier épisode si vous souhaitez connaître le fin mot de mon histoire. D'ici là, je vous dit bon appétit si, comme moi, vous êtes végétariens.

Je fus réveillé par les premières lueurs de l'aube. Tonton était debout déjà, contemplant en silence le ciel moutonné. En bas dans la rue, des bipèdes marchaient en groupes de deux d'un pas pressé, tenant à la main des couteaux dégoulinant d'un liquide rouge vif, d'autres s'affairaient autour de barils de brut sans brut (à 70 dollars le baril, mieux vaut sans) transformés en brasero dont ils alimentaient sans cesse le feu en y ajoutant des morceaux de bois. Des terrasses avoisinantes nous parvenait la polyphonie des bêlements de nos collègues, comme nous candidats à la Dbiha. Nos hôtes étaient déjà debout, s'activant à toutes sortes de tâches qui devaient sans doute préluder à la préparation de la fête. Le chef de famille, aidé du grand potache boutonneux, nouaient une corde au plafond, puis une seconde plus épaisse sans doute destinée à supporter une charge d'un poids supérieur à celui qui pendrait à la première corde. " Que vont-ils faire de ces cordes ? " demandai-je à Tonton Atrouss. " C'est, me répondit-il, pour suspendre de la viande afin de la faire durcir à l'air ". J'eus un sursaut d'inquiétude : " quelle viande, Tonton ? de quel animal ? ". Mon oncle me rassura : " Haoulito, calme-toi, voyons ! Il s'agit de n'importe quelle viande destinée à être mangée. " Et moi qui croyais que tous les vivants sont végétariens ! C'est si bon de manger de l'herbe bien grasse, pourquoi diable les bipèdes s'en privent-ils ? J'insistai : " mais Tonton, d'où pourrait bien provenir cette viande ? je n'en vois nulle part ! " - " vraiment… ? Elle ne doit pas être très loin. Tout ce que je peux te dire, c'est que lorsque cette viande-là sera accrochée à ces cordes, toi et moi, nous serons loin d'ici… " - " Où serons-nous ? " Demandai-je, la mine réjouie. - " Loin, très loin, sois tranquille, nous serons dans l'univers limpide de l'après-Dbiha, si ça peut te rassurer, nous deviendrons inaccessibles aux bipèdes. A chaque jour suffit sa peine. " - " youpi ! M'exclamai-je, il ne restera de nous que ces boulettes de crotte noire et le parfum capiteux de notre toison, pas vrai ? " - " Voui… et aussi quelques petits riens, des choses triviales sans grande importance, du moins pour nous. " J'avais hâte de retourner à la ferme après cette petite excursion en forme de parenthèses à Dbihacity. C'est si bon d'être un mouton, ça, tous les Marocains en conviennent, ils nous aiment, dans le fond, ce sont de braves gens. Mais moi, je les plains du fond du cœur, il s'en trouve même parmi eux une poignée qui paient des impôts ! Que voulez-vous, tout le monde n'a pas la chance d'être un mouton.
La servante apporta deux grands baquets remplis d'eau et plusieurs seaux en plastique qu'elle aligna devant nous. Qu'est-ce qui lui a pris, nous n'allions tout de même pas boire toute cette flotte ! Le maître de maison parlait d'une voix de plus en plus irritée : " Salopard de guezzar ! Que fait-il ? Pourquoi tout ce retard ? il m'avait pourtant promis que je serai servi le premier juste après la prière ! ". Il tournait comme un ours en cage et maugéait de plus bel : " C'est chaque année la même comédie, il me jure sur tous les marabouts que je serai servi le premier et après il a le toupet d'aller chez les autres ! C'est juré, l'année prochaine, je change de boucher, on ne m'y reprendra plus ! " Sa femme intervint et le réprimanda avec une insolence inouïe : " tu as dit la même chose l'an dernier. Pourtant je t'avais mis en garde : surtout ne le paie pas d'avance ! Mais tu n'en fais qu'à ta tête de mule comme toujours ! " Ça alors ! De ma vie de mouton je n'ai entendu une femme parler sur ce ton à son mari. Il est vrai que ce dernier avait atteint un âge vénérable qui mettait sa brebis à l'abri de ses terribles coups de gueule de jadis quand il avait de la testostérone à revendre. Chacun son tour, songeai-je, ce n'est que justice.
Je fis remarquer à Tonton que le mouton des voisins s'était tu : " peut-être s'est-il enroué la voix… " Il me répondit d'une voix remplie de lassitude : " oui, en tout cas, il a sûrement un problème de gorge… " Je lançai un dernier bêlement très blusy puis fermai ma gueule à mon tour. A force de crier aussi fort, je risquais également de m'enrouer. Or, je ne sais pourquoi, je tenais absolument à ménager mes cordes vocales. Comme je faisais ces réflexions à voix haute, Atrouss m'adressa un sourire lugubre qui en disait long sur son inexplicable stress, et prononça ces paroles : " Mon pauvre Haoulito, prépare-toi à la Dbiha, elle arrive ! regarde le ciel, il s'est dégagé, le soleil est chaud dans un ciel pur, il brille fort pour les vivants de cette terre. Ce ciel, ce soleil, tout ce que tu vois continueront à profiter aux vivants demain et les jours qui suivront.. Frotte le sol de ton sabot, frotte encore, remplis-toi de cette sensation tactile, elle t'appartient encore, tu la sens, ferme, dure (c'est ainsi qu'il parlait à ses brebis durant ses chevauchées). Cette terre, elle porte les vivants sur son sein nourricier, sur son ventre, et demain, elle les portera encore pour longtemps, mais elle ne supportera plus ton poids ni le mien. Viens près de moi, nous deux, nous vivons cette détresse qu'est le drame dans son horrible certitude. "
Trois bipèdes armés de couteaux scintillants s'avancèrent vers nous et tentèrent de saisir Atrouss par les cornes. L'un d'eux s'exclama : " regarde-moi cette belle tête, elle fera un succulent couscous demain ! ". Je crois utile de préciser (ce n'est pas le mouton qui parle dans ces parenthèses que je viens d'ouvrir) que le couscous à la tête se mange traditionnellement le lendemain du sacrifice. Dans la dakhiliya, (le Maroc moins le nord), c'est différent, ils mangent autre chose, quoi ? je n'en sais fichtre rien et je m'en branle du collier. Revenons à notre bélier qui attend sagement la fin de cette parenthèse alors qu'il vit des instants tragiques). D'un mouvement sec, Tonton se dégagea et pointa dans leur direction ses grandes cornes menaçantes. Il souffla furieusement des naseaux et blatéra d'une voix puissante de baryton. D'abord désarçonnés par cette attaque soudaine, les trois bipèdes se ressaisirent et, après s'être brièvement concertés, ils se ruèrent sur Atrouss. Mais lui-même avait mis à profit ce bref instant d'hésitation pour tirer violemment sur la corde qui le retenait, avec une force telle que je crus qu'il allait s'arracher les cornes du crâne. Il la fit céder et, libéré de son entrave, il fit un bond impressionnant, se hissa d'un vigoureux coup de jarrets (excellent en tajine aux pruneaux, amandes grillées et saupoudrés de graines de sésame) et se retrouva debout sur l'étroite corniche du balcon.
Calmement il reprit son équilibre sans prêter attention aux gesticulations désespérées des bipèdes. Je vis alors mon oncle se jeter dans le vide. Toute la famille qui était accourue fut saisie d'une consternation indescriptible. La maison fut désertée, les bipèdes qui l'habitaient se ruèrent dans la rue en criant : " pourvu que nous arrivions à temps ! " Au bout d'un moment qui me parut interminable, je les vis revenir dans la cuisine et l'un d'eux se lamenta : " ah, le salaud ! nous sommes arrivés trop tard, il était déjà crevé, sa chair est à présent immangeable, ce n'est plus qu'une charogne ! nous voilà privés d'un savoureux méchoui par la faute de ce stupide animal ". Son compagnon le rabroua en lui assénant un coup de coude : " tu vas la fermer, oui ! je l'ai égorgé à temps, il est comestible ! Bon, ajouta-t-il en aiguisant son couteau sur une lime qui, vu sa longueur, n'était pas à ongles, au tour de cet agneau, il doit avoir la chair bien tendre. " C'est vrai que je suis la tendresse faite mouton, j'aime mon prochain et je n'ai jamais agi en mal contre personne.
Un cri rauque retentit " en avant ! Dbiha ! ". Ils dénouèrent nerveusement la corde qui rivait mes frêles cornes pointues et m'entraînèrent à l'autre extrémité de la courette à proximité immédiate d'un petit déversoir d'égout. Tout en me laissant guider docilement, je songeai à Tonton et me dis qu'il avait peut-être eu raison de plonger hors de cet endroit pour retourner à la ferme. Dès que ces trois bipèdes voudront bien avoir la bonté de me lâcher, je ferai le grand saut moi aussi, et j'irai le rejoindre. Les trois grands gaillards me renversèrent sans ménagement sur le dos en une position inconfortable, comme Ktiouta, la chatte de la ferme lorsqu'elle se tortille lascivement le corps au soleil. J'émis un faible bêlement de timide protestation mais ces trois méchants bipèdes ne semblaient pas vouloir lâcher prise. Ma tête fut retournée avec une rudesse inconnue de moi, je regardai le ciel dans son bleu interminable et j'avais les plus grandes peines à maintenir ma respiration. Je fus pris d'une violente crampe aux vertèbres cervicales, mais en dépit d'un effort suranimal, je n'arrivai pas à desserrer l'étreinte acérée dans laquelle m'avaient enfermé les trois hommes. J'entendis distinctement l'un d'eux dire à son assistant : " passe-moi le grand couteau, celui que je viens d'aiguiser ". Je me trouvai totalement immobilisé, crâne écrasé contre le sol, gorge offerte. Je l'entendis prononcer entre ses dents des paroles gutturales incompréhensibles et je fus brusquement interrompu dans mes pensées par une brûlure vive qui me saisit à la carotide. J'étouffais, je voulais hurler, mais rien à faire, j'avais comme un vide dans ma gorge, je sentais que quelque chose, je ne sais quoi de terriblement fluide était en train de m'abandonner, de déserter mon être. Alors, dans un suprême effort de désespoir, je me mis à gigoter en désordre de toute la vivacité de mes quatre pattes. Mes forces fuyaient rapidement hors de ma tête et de mes entrailles. Que se passe-t-il ? Pourquoi suis-je ici ? Que me veulent ces bipèdes ? Que leur ai-je fait ? A moi ! Ma mère ! Où es-tu ? Viens à moi ! Viens ma mère, viens, viens… Là-bas dans mon pays, la luzerne se courbe sous la brise du printemps, l'eau du petit ruisseau chante sous les cailloux, les criquets s'amusent, les agneaux gambadent, le soleil se lève, la nuit tombe.

Fin