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Le
mouton et le chien -
Sache, mon cher mouton, que cest moi lanimal préféré
des Européens. - Cest pareil pour moi, les Marocains raffolent
du mouton au point quils lui ont consacré une fête. Elle aura
lieu bientôt, cest une question de jours. - Donc ça va être
ta fête ?- Oui, et je my prépare activement. - En quoi faisant
?- Mon patron me donne à manger beaucoup de mon plat préféré. -
Et cest quoi ton plat préféré ? - De lherbe,
tu connais ? en as-tu déjà goûté ? - Non, moi, on
ne me donne que des conserves.- Beurk, je te plains. Moi, tout ce que je mange
est bio, frais, vert. - Ecolo en quelque sorte. Ils voudraient que tu sois
bien portant le jour de ta fête. Je tenvie de recevoir autant damour
et de soins. - Oh, ne te plains pas trop tout de même. Chez toi, quand
tu es un peu malade, on te conduit auprès dun médecin spécialisé,
un vétérinaire, je crois. - Oui, je dois reconnaître quil
y a une médecine spéciale pour moi, et toi ? - Moi, cest
la chirurgie, on mopère à cur ouvert. - Tu en as
de la chance ! mais je me suis laissé dire que chez toi, la démocratie
est encore balbutiante, cest vrai ? - Balivernes ! de ma vie je nai
entendu un congénère se plaindre après une opération.
Vous, par exemple, vous êtes en liberté surveillée, même
pour chier ou pisser, vous êtes accompagnés dehors par un bipède,
parfois tenus en laisse, cest révoltant ! - Mais cest normal,
je suis un chien, que diable ! comment vivent les chiens au Maroc ? - Dans
mon beau pays, ils appartiennent à deux catégories : les chiens
errants, un peu comme les anciens hippies chez vous ; et ceux qui sont promenés
et tenus en laisse par une bonne indigène. Cest tout. - Et question
liberté, où en êtes-vous ? - Cest simple, je peux
chier et pisser où bon me semble. Certains humains aussi du reste
-
Pas sur les pelouses, tout de même
- Mais si, mais si. Nous sommes
le pays des libertés, on peut faire la fête jusquaux aurores
avec son et lumière à volonté, jouer du klaxon de jour comme
de nuit, fumer en tous lieux, tenir son portable au volant, traverser la rue comme
bon nous semble, stationner nimporte où
Je parle des bipèdes,
bien entendu. - Tout est affaire de terminologie : liberté ou pagaille
?- Un peu des deux, un doux mélange made in chez nous. - Eh bien, il
me reste à te souhaiter bonne fête, quelle soit encore plus
réussie que celles qui lont précédée. - Mais
non, cest la première pour moi ! - Tu nas donc pas assisté
à la fête de lan dernier ? - Non
Je ny ai pas
eu droit en raison de mon jeune âge. - Je vois, tu ne faisais pas le
poids. - En revanche mon père et tous mes oncles ont eu plus de chance,
ils y ont tous été conduits en grande pompe. Tout porte à
croire quon sy amuse tant, quon nen revient pas. -
Veinard ! en France, aucune fête nest réservée aux chiens. -
Mais alors que fais-tu pour tamuser ? - Je regarde la télévision. -
Cest distrayant ? - Oui, à condition davoir une télécommande. -
A quoi sert-elle ? - A japper. - As-tu des enfants ? - Oui, plusieurs
petites femelles au fond du couloir à gauche. Et toi ? - Moi, je ne
peux pas en avoir parce que dans mon pays, seuls les béliers sont autorisés
à jouer à saute-brebis. - Jaimerais connaître le
Maroc. Crois-tu quon me ferait bon accueil ? - Tu y serais reçu
comme dans un jeu de quilles. - Hi hi, sympa ! - Détrompe-toi. Pour
ne rien te cacher, chez nous, « chien » est quelque chose de dégradant
quon utilise dans les bagarres de rues, surtout durant le mois de ramadan.
Sache aussi que la tradition interdit quon te laisse pénétrer
à lintérieur des maisons. - Remarque, chez nous, je nimagine
pas un mouton entrant dans un appartement. - Bizarre comme les humains se contredisent
dun pays à lautre. En Chine par exemple, les chiens sont les
bienvenus. Quand quelquun de ma race franchit le seuil dune maison
de musulmans, il est chaudement fêté, au point quon lempêche
den repartir. - Cest le comble de lhospitalité ! On
taime à ce point ? - Oh oui ! sans vouloir me vanter, je peux
dire quon mapprécie de la tête aux pieds. - Tu en
as de la chance ! - Cest vrai, avec les Marocains, javoue que jai
la côte.- Plutôt la côtelette
- Exact, jaime
le Marocain à sa juste valeur et le Marocain maime à ma juste
saveur. - A propos de valeur, il fut un temps pas si lointain où Human
Right Watch, une sorte de S.P.A. pour bipèdes, ne vous portait pas dans
son cur, alors quaujourdhui, elle vous laisse en paix. Comment
expliquer ce revirement ? - De toi à moi, cest simple comme bonjour
; le Maroc est passé du canin à lovin. Avant, les Marocains
menaient une vie de chien, alors quà présent lEtat se
contente de les tondre comme des moutons. - Quils sestiment heureux
! il ny a pas si longtemps en Algérie, des fanatiques égorgeaient
les intellectuels pour un oui pour un nom. - Egorgeaient ? Mais cest
atroce ! Horreur ! comment peut-on égorger un être vivant ! jen
ai froid dans le dos ! - Pas de panique, il ne sagit que des intellectuels
! - Ouf ! je remercie le ciel davoir fait de moi un heureux mouton. Tout
bien pesé, rien ne vaut une vie de mouton. - Hélas, je ne peux
pas en dire autant. - Comme je te comprends ! Corneille lavait presque
dit :- « Je rends grâce aux dieux de nêtre point canin-
Pour conserver encore quelque chose dovin » - o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o
Le mouton
Ce
n'était pas la première fois que le camion jaune venait à
la ferme prendre son chargement. Je n'oublierai pas ce jour où les bipèdes
y avaient hissé sans ménagement mon père, mes oncles et tous
leurs amis. Mon père, d'ordinaire si fier et à l'allure autoritaire,
se faisait alors tirer par ses grandes cornes et jeter misérablement au
fond du monstre qui, bien qu'ayant dûment passé la visite technique
annuelle et obligatoire avec ou sans bakchich, ne tarda pas à cracher ses
gaz noirâtres et à trembler de toute sa carcasse de ferraille branlante.
Je cherchais désespérément Papa dans cet océan de
têtes cornues qui se pressaient dans la benne, mais déjà le
monstre jaune faisait rouler ses pneus lisses malgré la visite sus-mentionnée,
et, après quelques manuvres, il quitta l'aire de la ferme et s'engagea
le long de la piste poussiéreuse tel le code du travail, emportant dans
sa charge le concert de bêlements plaintifs que la distance étouffait.
Un mot revenait sans cesse dans la bouche des bipèdes de la ferme : "
Dbiha " ! Le même manège s'était produit lors du
embarquement de mon demi-frère et d'un grand nombre de cousins. "
Dbiha ! Dbiha ! " répétaient les bipèdes en s'activant
à la tâche. Mon frère aîné avait à peine
eu le temps de s'acclimater dans son nouveau rôle de protecteur de la famille
en remplacement de notre père et voilà qu'il se trouvait lui aussi
emporté dans l'aventure mystérieuse de Dbiha. Mes petits frères
et moi étions envoûtés par la magie de ce mot. Etait-ce une
contrée lointaine où le droit d'entrée était l'apanage
des mâles parvenus à maturité ? cela se pourrait, d'autant
plus que mon grand-père, qui avait été le premier à
accomplir ce voyage, n'en était pas revenu, exactement comme chez les humains
quand le mâle se fait la paire, laissant leurs femelles avec une portée
d'enfants et sans l'ombre d'une pension alimentaire. On devait tant se plaire
dans ce pays-là que personne ne songeait à retourner à la
ferme. J'avais une vague idée de ce qui se passait dans cette région
du monde car une fois j'entendis le garçon de ferme parler à la
cuisinière et il lui disait en langage humain, un maelström où
tourbillonnent pêle-mêle arabe, berbère, français et
espagnol dans ce qui sera dans une poignée de siècles ou de décennies
le marocain littéraire, celui que les futurs bipèdes parleront tout
à la fois dans les salles de classes et à la récré,
mais qui pour l'heure n'est qu'un charabia taxé de vulgaire par les semi-lettrés
qui font la loi à la télé et dans les tribunes en carton-pâte
- en marbre aussi - une langue vernaculaire, un patois que méprisent les
doctes en arabe importé par des bédouins venus de l'est, nuées
de sauterelles décrits par Ibn Khaldoun dont le Monde entier (le Maroc
aussi peut-être si notre ministre de la culture veut bien se donner la peine
de s'en souvenir) célébrera cette année le six centième
anniversaire de la mort
Oh ! Mais où vais-je ? Vous parlez d'une
digression ! Pour un peu j'oublierais que je ne suis qu'un mouton, oui un mouton,
bien que je n'aie jamais mis mes sabots crottés dans la chambre des représentants.
C'est promis, je ne vous parlerai plus de ce dialecte marocain qui est pourtant
la clé qui donnera un jour accès au décollage et permettra
à ce pays de quitter définitivement le club des pays immergents,
pour peu qu'un esprit avisé - et courageux - proclame que la Défense
et l'illustration de l'arabe marocain passe avant l'apprentissage de l'arabe tout
court comme le fit sous d'autres cieux un Joachim Du Bêler il y 457 ans
au grand dam des latinistes gardiens d'une tradition vermoulue, les forts en thème
ancêtres de nos forts en anathème d'aujourd'hui. Revenons à
nos bipèdes ; je vous disais que j'avais entendu le garçon de ferme
dire à la cuisinière en langage humain, un charabia appelé
darija qui
, etc. (si votre mémoire a des ratés, relisez attentivement
ce qui précède et la prochaine fois, ne soyez pas dans la lune pendant
que je vous raconte mon histoire). Donc il lui disait que mon cousin Ghalmi s'était
doré la viande plusieurs jours durant au soleil d'une terrasse, accroché
à des fils, et qu'on l'avait enduit d'une mixture faite d'herbes aromatiques,
de sel et d'épices, et enfin qu'il avait troqué son nom contre celui
de Kaddid. Le garçon de ferme a ajouté que mon cousin flottait joyeusement
dans la graisse et qu'il se faisait de préférence accompagner par
un uf ou deux. " Un délice ! " s'était écrié
le narrateur, " très (il a dit quatre fois "très",
mais je résume) bon ! ". Moi, je le savais que Ghalmi était
la bonté même, il me laissait toujours brouter la meilleure herbe
et me protégeait de ses grandes cornes pointues quand Djarwa, Djro et Djriwi,
les chiens de notre berger voulaient me taquiner de leurs crocs acérés.
Si Ghalmi alias Kaddid-après-la-Dbiha (c'est son patronyme complet, il
est d'origine aristocratique) flottait langoureusement dans la graisse chaude,
lui, un si fin gourmet, c'est que la nourriture abonde dans cette contrée
de rêve. Et on l'avait couvert d'herbes précieuses ! De plus
ce devait être un personnage important puisque, aux dires de ce même
bipède (le garçon de ferme, je le rappelle pour les étourdis)
il se faisait accompagner par je ne sais plus qui de neuf. Parfois deux, avait-il
précisé, sûrement des domestiques nouvellement engagés
(ils seront affiliés à la CNSS quand ils frôleront la retraite,
et à la CIMR dans l'au-delà) mis à sa disposition. Il a bien
de la chance, Ghalmi, je donnerais cher pour pouvoir un jour le rejoindre et devenir
délicieux, moi aussi. Mais j'étais convaincu que mon tour viendrait
car je suis optimiste par nature, je savais qu'un jour je serai sélectionné
en raison de mon embonpoint, on me déclarera apte pour Dbiha, youpi ! Rien
que d'y songer, je gigote de plaisir en tirant la langue. Patience mon ami, me
bêlai-je (c'est la seule langue qu'on m'a apprise à la bergerie,
qui est un m'sid sans coups de verge sur la plante des pieds, d'ailleurs je n'ai
pas de pieds (sauf en ragoût, nda), mais des pattes) il n'est pas éloigné
le jour où le plaisir de Dbiha te prendra à la gorge pour ne plus
te lâcher. La vie est belle, j'ai bien de la chance d'être
un mouton. Car en y réfléchissant bien, j'aurais pu être un
vulgaire bipède et devoir souffrir chaque jour pour conduire les troupeaux
aux pacages, traire les brebis exactement comme le fait le fisc aux gogos qui
déclarent tout - ça existe, vous les trouverez au tribunal de commerce
où ils enregistrent leur dépôt de bilan, autre façon
élégante pour dire faillite laquelle est l'acte précédant
la recherche d'une patera - tondre les moutons, les hisser dans la benne à
la force des biceps (le melj des humains), vous rendez-vous compte de toutes ces
corvées que les malheureux humains sont obligés d'accomplir sans
relâche ? Tandis que nous autres moutons, nous ne sommes nés que
pour brouter, boire et dormir. Eh ! J'oubliais le meilleur : le but suprême,
c'est la Dbiha, quelle chance ! Même que je ne suis pas loin de penser que
toutes les attentions dont nous entourent les humains n'ont d'autre but que de
nous conduire à cette merveilleuse contrée appelée communément
Dbiha. On a beau dire, reconnaissons-le franchement et sans détour, les
bipèdes forment une race désintéressée, la preuve
c'est qu'ils raffolent de nous et n'exigent aucune contrepartie si ce n'est le
sort enviable qui nous attend tous sans exception, même les femelles, encore
qu'elles y sont conduites les dernières quand elles ne donnent plus de
lait. Pour des raisons que j'ignore, on les nomme alors les tampons bleus, comme
pour les humaines sauf que ces dernières reçoivent leurs bleus surtout
sur le museau, parfois même aux yeux auquel cas il devient vite noir et
au beurre. Ah ! Que je suis fortuné et comme je suis pressé
de me jeter la tête la première dans cette contrée aux mille
sortilèges ! Pourvu que les humains continuent de nous bichonner et de
nous apprécier à notre juste saveur de la tête aux pieds.
Une fois, j'ai entendu le patron de la ferme tailler une bavette (morceau situé
au-dessus de l'aloyau, nda) avec le boucher. Ce dernier est le seul bipède
à la ferme qui ne travaille pas, je ne l'ai jamais vu à l'ouvrage.
Il vit dans une maison appelée boucherie, on en trouvait pas mal à
la frontière entre l'Irak et l'Iran, depuis cette maison a été
transférée dans des grandes villes comme Bagdad, là où
se rassemblent des bipèdes appelés Chiites à l'heure de la
prière. Donc ce boucher, je ne sais pas ce qu'il fait toute la journée,
mais peut-être le verrai-je un jour à l'ouvrage, comme la plupart
des Marocains qui n'ont pas la chance d'avoir des jours fériés en
quantités suffisantes. Cet individu, qui s'appelle Guezzar, se promène
à longueur de journée en tenant à la main un couteau droit.
A quoi peut-il bien servir ? S'il était courbe, j'aurais compris, c'est
comme cet instrument avec lequel le wali de Tanger fauche les blés et qui
figurait dans le temps avec son compère le marteau sur certains drapeaux
rouges. C'est fini tout ça, enterré, aujourd'hui, les marteaux sont
ailleurs, ils ont changé de compagnons, on les trouve avec l'enclume et
entre les deux, il y a des intellos bien de chez nous qui ne savent plus à
quel marabout se vouer. Le plus étrange, c'est que ce boucher trempe
souvent son couteau dans du ketchup si j'en juge a sa couleur rutilante. Oui,
il est bizarre ce type, mais bon, c'est son problème, pas le mien, ce n'est
pas à moi de trancher cette affaire et je n'ai pas l'habitude de me mêler
de ce qui ne me touche pas. Joue-t-il un rôle dans la Dbiha ? Je ne saurais
vous dire. Peut-être irons-nous un jour à la rencontre l'un de l'autre,
qui sait ? A propos, que signifie " boucher " ? Parfois, alors que
je broie du vert ou que je rumine mes idées chlorophylliennes, mon doux
regard se porte vers la ligne brumeuse de l'horizon, et je crois entrevoir par-delà
cette ultime frontière - la seule qu'un bipède peut franchir sans
visa - les mystérieuses terres lointaines de Dbihacity. Le soir, de retour
des pacages, je trotte gaiement, la panse ou rumen, le bonnet, le feuillet et
la caillette pleins à craquer de luzerne pré-mâchée,
et je me surprends à rêver en me prélassant du jour tant attendu
où je ferai partie du lot privilégié en partance pour Dbiha.
Bof ! Comme dirait le marchand d'abats du Grand Socco, mon tour finira bien par
venir. Puis un matin, j'obtins enfin la certitude que cette contrée
était bien le pays de cocagne que j'imaginais. Ce jour-là, j'avais
surpris deux bipèdes de la ferme parlant de Dbiha en désignant Farrouj,
le coq qui, tel les dirigeants de nos partis, régentait la basse-cour d'un
ergot de fer et donnait aux poulets la chair de leur maman quand ils se mettaient
en tête de lui ravir son leadership. C'est quelqu'un de suprêmement
important, Farrouj. C'est lui qui nous réveille tous les matins et c'est
encore lui qui se charge de grimper les djedadas de son harem une à une
pour fabriquer des poussins appelés flaless qui sont des petits philosophes.
Farrouj doit certainement raffoler de cet exercice car il ne laisse aucun coquelet
l'aider dans son labeur. Si un grand fellous fomente une mutinerie (ça
ne marche pas au Maroc où les officiers n'ont pas le temps de se gratter
le képi avec leurs bananeraies, chalutiers et carrières) Farrouj
fond sur lui comme un gus sur un couple d'ados et le plume aussi impitoyablement
qu'un juge le ferait de Tel Quel, non pas jusque-là, j'exagère un
tantinet. Farrouj n'a pas la main lourde à ce point, le poulailler reste
un espace de droit des gallinacés, faut pas pousser, on n'est pas encore
chez Ben Ali. Je vous disais donc que les deux bipèdes le désignaient
du doigt. Quelques instants plus tard, je vis ce même Farrouj, pourtant
si flegmatique, oui je le vois trépignant de joie. C'est simple : il ne
tenait pas en place, s'élevant énergiquement dans les airs en agitant
frénétiquement ses ailes et en chantant un joyeux karakoé.
Puis il rebondissait nerveusement, entraîné dans une folle allégresse.
C'était clair : farrouj fêtait dans une liesse sans retenue son départ
imminent pour Dbihacity. Je crois même qu'il y était arrivé.
La fermière semblait tout aussi ravie, même que je l'ai entendue
dire : " il sera savoureux si j'y ajoute des olives et du citron confit.
" Vous rendez-vous compte ? Farrouj partira à Dbiha avec un généreux
viatique offert par la fermière, il en a de la chance, le bougre ! Moi,
je donnerais ma tête à couper pour partir à sa place. Patience
Haoulito, me répétais-je, ça viendra, pas de panique ! Haoulito,
c'est mon petit nom, j'avais oublié de vous le signaler. Quant à
notre brave coq, il aura au moins échappé à la grippe aviaire
qui est aux portes de l'Europe de l'est, en Turquie pour être précis.
Je me suis laissé dire que le virus de cette maladie, H5N1 pour les intimes,
pourrait transiter les doigts dans le nez depuis la Turquie jusqu'au Maroc via
le PJD. Décidément, les barbus n'ont pas fini de poser problème.
Je courus porter la bonne nouvelle à mes frères qui se
mirent aussitôt à applaudir des quatre sabots. " Calmez-vous
les enfants, dit ma mère, soyez patients, vous irez tous à Dbiha
avec le mouton de Dieu ", promit-elle en branlant du collier. A propos, comment
dit-on en arabe " avec le mouton de Dieu " ? J'avançais en direction
de mon oncle le bélier en me frayant tant bien que mal un passage étroit
au milieu de son harem de brebis soumises et disciplinées car aucune d'elles
n'était atteinte de cette affection contagieuse de la peau communément
appelée la gale, sûrement l'unique maladie au monde qui peut se vanter
d'avoir un prince héritier au Royaume-Uni. Souvenez-vous, je vous
ai précisé que les brebis de mon oncle sont soumises et disciplinées.
Puis, sans transition apprente, j'ai enchaîné sur la gale dont aucune
de ces créatures n'est atteinte, ce qui est normal car si elles étaient
galeuses (il s'agit des brebis, vous me suivez ?) elles ne seraient pas plus soumises
que disciplinées. Je veux bien croire que vous aviez compris cette voltige
ellipsoïdale, mais sait-on jamais avec les bipèdes, ils n'ont pas
tous le même QI, certains sont d'une intelligence telle qu'enfants déjà,
à la cour de l'école, ils se distinguaient nettement de la mêlée
de leurs camarades par leur lucidité et leur perspicacité diaboliques
au point qu'en jouant aux gendarmes et aux voleurs, ils parvenaient (difficilement
il est vrai) à faire la différence entre les premiers et les seconds,
tandis que d'autres bipèdes ont un QI qui se hisse péniblement au
ras des pâquerettes, et pour le dire sans détour, ils traînent
une de ces couches à telle enseigne que lorsqu'ils ont des maux de tête,
on ne peut les soigner qu'en faisant appel à un vétérinaire.
Ne craignez rien pour eux, ils s'en sortent haut la patte en se faisant élire
à la présidence du conseil municipal grâce à leur doctorat
ès-gabegie. Que voulez-vous, il faut de tout pour faire un monde de bipèdes.
Où en étais-je déjà ? Ah oui, j'ai interpellé
mon oncle le bélier en ces termes : " et toi, Tonton Atrouss, pourquoi
n'as-tu jamais fait partie du voyage ? ". Mon oncle était réputé
dans toute la ferme pour pratiquer sur une grande échelle et avec un art
consommé le jeu de saute-brebis. Il abandonna avec une nonchalance appuyée
la paire de gigots qu'il tenait fermement à l'instant où je l'interrogeais,
lâcha l'air consommé, repoussa la grande échelle (si vous
ne voyez pas ce qu'une échelle et un consommé viennent faire dans
mon récit, relisez s'il vous plaît ce paragraphe) et me répondit
en inclinant vers moi ses belles cornes spiralées : " vois-tu, mon
petit Haoulito, les bipèdes m'ont affectés (il a mis affectés
au pluriel parce qu'il travaille pour quatre) à d'autres tâches.
Moi Atrouss, comme mon nom ne l'indique pas, je détrousse les brebis de
leur hymen afin de fabriquer les agneaux destinés à Dbiha. "
C'est ainsi que j'appris que les brebis, tels des terroristes nostalgiques de
Saddam, se font sauter à longueur de journée les unes après
les autres dans le souci d'agrandir le cheptel. Pour illustrer son propos, Tonton
se tourna vers son parterre de brebis en chasse et cria à la cantonade
: " à qui le tour ? " Aussitôt toutes les femelles s'empressèrent
d'avancer résolument vers lui à reculons sachant que la position
du missionnaire n'a pas sa préférence. Chacun ses goûts, que
voulez-vous
Peut-être seriez-vous étonnés d'apprendre
que des brebis avancent à reculons, mais il en va de même pour nombre
d'électeurs bipèdes. Depuis le passage à la trappe d'un ancien
ministre de l'intérieur qui, avant la trappe passait pour indéboulonnable,
ces gens-là ont transhumé de l'échange marchand à
l'économie de troc, voilà pourquoi dans un passé pas si éloigné
ils votaient pour de l'argent, alors qu'aujourd'hui, ils votent pour des intégristes.
Et ça marche ! Mais à reculons. Quand les barbus seront aux affaires,
peut-être passerons-nous de la société archaïque à
la tribu primitive. Je ne parle pas de ceux qui sont en voie de turquisation,
ceux-là, on dit qu'ils se sont assagis bien que leur presse sente encore
le croissant gammé. Non, je fais allusion à ceux qui font illusion
en jurant mordicus que les rêves de leur gourou seront exaucés dans
un immédiat pas si lointain. Pas de quoi s'alarmer, si ces rêves
se réalisent, il sera toujours possible d'obtenir un visa au consulat le
plus proche, et si le consulat, proche ou pas, se fait la malle en emboîtant
le pas aux investisseurs, eh bien on construira des pateras first class, voilà
tout. Donc pas de panique. Cela dit, je me permets de donner mon avis aux bipèdes,
mais ce jour-là, ils feront ce qu'ils voudront. Après tout, je ne
suis qu'un pauvre mouton innocent promis à la Dbiha. Et s'ils reçoivent
la même promesse, tant mieux pour eux, après tout. Vint enfin
le jour tant attendu. Le camion jaune stoppa au milieu de la ferme, et pendant
que le chauffeur faisait connaître au patron le nombre de billets de cinquante
dirhams qu'il avait dû distribuer sur la route de Tanger à la ferme,
nous fûmes installés dans le fond de la benne qui très vite,
tel un spectacle de Bziz, afficha complet. Le populisme, ça paie. Les bipèdes
refermèrent et verrouillèrent le battant qui pinça très
fort la queue d'un resquilleur, et en avant le voyage ! Nous étions
drôlement serrés là-dedans, quelle cohue ! on se serait cru
dans un bar à tapas au lendemain du ramadan, mais qu'importe, l'essentiel
était d'atteindre Dbiha dussions-nous traverser un coupe-gorge. Après
avoir tangué un bon quart d'heure, en vérité pas si bon que
ça à cause des amortisseurs qui ont oublié de faire valoir
leur droit à une retraite anticipée, le monstre jaune abandonna
aux nids de poule la piste crevassée et se lança sur le ruban noir
sans égard pour le Stop qui, dans mon pays natal, fait souvent de la figuration.
Et hop ! Destination, l'eldorado des moutons où sans aucun doute une grosse
surprise nous attend. Vous ne devinez pas laquelle ? Moi non plus... (Snif).
Sûr que ça doit trancher avec la monotonie de la ferme. La vie est
belle et pour bien le montrer, j'envoyai une giclée impétueuse de
boulettes noires telle une mitraille de caviar de la Caspienne (côté
iranien, c'est le meilleur) tout en arrosant abondamment mes voisins d'un chaud
liquide qui avait du whisky la couleur en plus et le prix en moins. Je l'avais
puisé le matin même sur les rives de notre ruisseau à la surface
duquel j'avais coutume de regarder avec étonnement ma face de mouton. Pour
des raisons qui me sont inconnues, ce cours d'eau se nomme Oued-cam. Le voyage
dura plusieurs heures sous la conduite aléatoire et hitchcockienne de notre
chauffeur Tarik Djebli, c'est son nom, lui qui se prétend progressiste
d'ascendance britannique via Gibraltar, vu qu'il conduit à gauche avec
la dextérité d'un MRE de Belgique titulaire d'un permis de conduire
(le piéton à sa dernière demeure). Plus nous approchions
de Tanger et plus la route se mettait à ressembler à la piste de
notre ferme car notre conducteur n'emprunte pas l'autoroute (souvenons-nous qu'il
ne s'appelle pas ottotarik n'ayant aucune goutte de sang germanique, le seul sang
qu'il connaisse étant celui des petits écoliers qui s'écartent
imprudemment des bas-côtés). A trois reprises, Tarik s'était
arrêté pour présenter ses papiers à deux hommes en
uniforme qui le morigénaient en lui montrant du doigt feu le phare arrière
qui s'était éteint (paix à son âme) il y a quelques
mois à peine, et la surface des pneus qui rappelait la peau satinée
d'une starlette dans la fleur de l'âge. Je voyais les trois hommes gesticuler
puis, je ne sais par quel miracle qui sonne et trébuche dans un tintement
dirhamesque, ils finissaient par se mettre d'accord et notre camion repartait
tous feux éteints sous les acclamations des deux hommes en gris qui le
félicitaient pour l'état de ses pneus dont l'espérance de
vie est inversement proportionnelle à celle des piétons. Le monstre
de tôle reprit sa course en expulsant par son derrière un tsunami
d'épais nuages tchernobyliens d'un noir d'ébène du plus bel
effet. A droite et à gauche de la route, de vastes champs s'étendaient
à l'infini, parsemés ici et là de quelques espaces dépourvus
d'ordures et d'arbustes sur les branches desquels n'était accroché
qu'un nombre négligeable de sacs plastiques noirs. Des charrettes tirées
par des mulets ou des tracteurs occupaient gaiement le milieu du bitume ou ce
qui en tenait lieu, chargées à ras-bord de femmes et d'enfants pas
tous en guenilles qui nous faisaient la nique quand notre véhicule les
doublait sous un joyeux rugissement d'avertisseur. C'est bien connu, sur nos routes
ensoleillées, les voyages forment la jeunesse et empêchent la vieillesse.
Nous nous arrêtâmes au bord de la route dans une bourgade appelée
Sidi Allal Tazi où je vis une scène effarante : des moutons qui
avaient complètement perdu la tête se balançaient à
des esses en exhibant sans retenue leurs parties génitales avec une indécence
révoltante et une insouciance désarmante. Ils avaient retiré
toute leur toison et ne craignaient pas d'offrir en spectacle leur nudité
intégrale, hormis une touffe de laine ténue qui agrémentait
l'extrémité de leur queue pointue telles les plumes d'autruches
que les belles de Pigalle se plantaient naguère dans le derrière.
Dans l'un ou l'autre cas, il y avait de quoi faire sombrer dans la folie les bergères.
Mon voisin Kbiech me confia que plus on approcherait de la ville et plus on assisterait
à des scènes choquantes car Tanger a la réputation méritée
d'être la ville de la déperdition. Mais restons à Sidi Allal
Tazi. Des bipèdes des deux sexes sont agglutinés autour d'un
brasero qui envoie dans le ciel des volutes de fumée épaisse et
dégage une acre odeur de chair brûlée au troisième
degré. Je m'en inquiétai auprès de Kbiech qui me rassura
: " mon cher Haoulito, bêla-t-il, c'est en ce lieu que les bipèdes
mènent au bûcher nos congénères qui ont atteint les
limites de la dépravation. " Des gens sont attablés et broutent
des sandwiches en buvant du thé à la menthe ou du coca. De nombreux
chiens de pure race bâtarde, des mouches et autant de mendiants tournent
autour des bâfreurs et implorent qu'on leur donne quelques miettes à
se mettre sous le croc, la mandibule ou la molaire. Trois autocars poussiéreux
stationnent non loin de notre camion, tandis que leurs chauffeurs prennent de
la viande gratuite auprès du boucher avant de se faire remettre par le
cafetier une mince liasse de billets froissés. Petit à petit, je
découvre les murs des bipèdes qui ont en commun d'échanger
à tout moment des papiers sales et puants qui passent de poche en poche
suivant une trajectoire dont le sens n'est jamais réversible. Notre
chauffeur est installé sur une chaise, il mange quelque chose d'informe
que mes yeux n'ont pu identifier, et rote bruyamment comme un pupitre de trombones
à coulisse tout en extrayant de sa bouche des restes de nourriture qu'il
jette au loin, d'une pichenette. Enfin il envoie un gros crachat sous la table,
sur lequel se précipitent le chien et les mouches (pas le mendiant), essuie
ses doigts huileux dans un mouchoir qui n'a pas su garder la blancheur de ses
jurassiques origines, personne n'ayant pris la peine de l'informer que deux atomes
d'hydrogènes s'associent à un atome d'oxygène pour former
ce corps étrange appelé eau. Le voyage reprend. Peu à
peu, le goudron parsemé de crevasses cède la place aux crevasses
parsemées de goudron, preuve matérielle que Tanger n'est plus très
loin. Plus tard, le camion fit une halte (si je passe allègrement du présent
au passé simple et vice versa, c'est parce que l'accord des temps n'est
pas une obligation pour mes congénères, donc y a pas faute) et je
vis plusieurs bipèdes s'affairer autour de nous et nous conduire à
grande vitesse vers un terrain nu où d'autres moutons se trouvaient rassemblés
en cercle. De plus en plus nombreux furent les humains qui venaient nous admirer
et, curieusement, certains d'entre eux nous tâtaient la toison, le ventre
et nos inutiles et oisives parties génitales. Je ne saisissais pas clairement
la raison de ces attouchements équivoques qu'il m'avait été
donné d'observer à la ferme quand le patron entraînait la
servante tout au fond de la bergerie à l'heure de la sieste. Le défilé
des bipèdes se poursuivait sans répit, et moi j'étais pressé
de quitter au plus vite cette zone de triage et d'aller rejoindre Farrouj que
notre fermière avait expédié tantôt à Dbiha.
A l'heure qu'il est, il devait être heureux comme un mouton, un vrai coq
ovin, pensai-je. Certains bipèdes s'arrêtaient devant moi, interrogeaient
mon sponsor, et écartaient brutalement mes lèvres pour examiner
mes incisives. Serait-ce là les formalités à accomplir en
vue d'obtenir un visa d'entrée à Dbihacity ? Peut-être bien.
J'avais ouï dire que les bipèdes désireux d'effectuer un voyage
dans l'eldorado des humains outre détroit sont soumis à des tracasseries
en tout genre. Ils devaient présenter des Himalaya de papiers, de quoi
torcher tous les habitants de Shanghai, et tout ça pour avoir le droit
de fouler le territoire convoité, mais bizarrement, sitôt parvenus
à destination, ils ne tardaient pas à être traités
comme des sans-papiers ! La nature humaine est complexe, aussi ai-je toutes les
raisons du monde de me réjouir de n'être point humain pour conserver
encore quelque chose d'ovin. Voilà le genre de rimes dont Pierre Corneille
était friand, mais je ne m'attarderai pas sur ce point, n'ayant pas eu
la chance de faire mes humanités. Pour quelle raison, me direz-vous ? Parce
que je suis un mouton, eh patates ! L'auriez-vous oublié ? Pendant
que je cogitais de la sorte, de nombreux bipèdes gesticulaient en brassant
l'air et vociféraient à coups de dirhams et de rials. Parfois le
ton montait et le dirham descendait, tandis que mon sponsor répondait avec
véhémence, force gestes des deux mains et postillons des deux lèvres.
Finalement, il reçut une épaisse liasse de papiers sales sentant
le clou de girofle - sûrement les tickets d'entrée à Dbihacity
- il les compta fébrilement en se pourléchant les doigts, puis je
fus confié à mon nouveau guide qui fit venir une honda pour moi
tout seul. Je vous vois venir ! À coup sûr, vous êtes en
train de vous demander pourquoi je n'ai pas mis une majuscule à honda,
pas vrai ? Hi hi, avouez que j'ai mis dans le mille, hein ? Eh bien voici l'explication,
ouvrez bien grandes vos oreilles - et fermez vos gueules - je m'en vais vous donner
un cours de philologico-lexicographique de la darija. Prêt ? Partez !
- Une honda est une estafette made in Japan que les bipèdes utilisent pour
des transports commerciaux. - Soit, mais ce n'est pas la seule marque, on
trouve aussi des Isuzu, Toyota, Yamaha, Dayhatsu, et bien d'autres. - Et après
? - Eh bien, on devrait aussi dire une dayhatsu avec une minuscule, pourquoi
ne le dit-on pas ? - Vous touchez du doigt le génie de la darija ;
c'est parce que si l'on considère dans son ensemble le parc national des
estafettes, les honda sont plus nombreuses dans le commerce que les autres marques.
- Bon, je suis convaincu mais à moitié seulement. Car enfin
l'autre moitié de moi se regimbe et vous rétorque : d'autres marques
sont connues comme le loup blanc
- Dites plutôt comme le mouton
sale. Au Maroc, les loups, blancs ou pas, ne courent pas les rues. - OK. Disons
comme le mouton sale. - Je vous le concède ; donc pourquoi ne dit-on
pas par exemple une suzuki ? - Chut ! Que dites-vous malheureux ? mais c'est
parce que la marque que vous venez de proférer est proche d'un gros mot
qui, à peu de chose près signifie " regarde mon derrière."
- Me voilà convaincu, mais aux trois quart ; le quart restant vous interroge
: y a-t-il d'autres exemples pour étayer votre thèse ? - Oui,
les bipèdes disent un danone (vanille) sans y mettre de majuscule. Ainsi,
de retour d'Europe le Marocain s'exclamera : " c'est fou ! Dans les supermarchés
européens, on trouve des danone de toutes les marques. " - Me
voilà convaincu à 100 %. C'est pareil pour tide, lavachkéré,
moubilite, et des dizaines d'autres mots empruntés à des langues
étrangères et définitivement soudés à notre
darija, notre marocain littéraire encore dans les limbes. - C'est merveilleux
d'assister de son vivant à la naissance, au bourgeonnement d'une langue
promise à un bel avenir. Le marocain classique ! - L'autre jour, un
compatriote m'a dit : " sur l'autoroute Tanger-Rabat, il y a plein de pillage.
" Je lui ai répondu : " mais tais-toi donc malheureux ! Un gendarme
pourrait nous entendre. " J'ai fini par comprendre qu'il parlait de péage
prononcé par un darijiste puritain. - Les exemples fourmillent. Et
notre mouton ? - Je lui rends la parole. Donc je vous disais avant ce
dialogue qui m'a coupé la parole (c'est mieux que la carotide) que j'allais
enfin quitter ce lieu où j'ai eu la vague et quelque peu troublante impression
d'être traité comme un vulgaire marchandise, un prêt à
consommer, pour ainsi dire. Quoi qu'il en soit, je me mis à gigoter de
frénésie à telle enseigne qu'il fallut me lier les quatre
pattes pour calmer mon ardeur. J'adressai à mes compagnons de fortune et
de voyage un joyeux bêlement d'adieu, et en avant, vogue la galère
! Entrant dans la grande cité, je découvris non sans surprise
une infinité de fermes géantes de plusieurs étages, aux façades
lépreuses recouvertes dun crépi griffé grisâtre
dans les plis desquelles toute la poussière de la ville sest donné
rendez-vous. Certaines de ces façades sont chaulées, dautres,
les plus nombreuses, sont hideuses au point quelles feraient prendre à
Quasimodo ses jambes à son cou. Des automobiles, rapportées pour
la plupart des cimetières de voitures de Belgique, utilisent copieusement
leurs avertisseurs sonores tout en doublant ma honda sur la droite en frôlant
les piétons qui ne semblent pas sen soucier. Les taxis, généreux
pourvoyeurs de la couche dozone en gaz toxiques, sont pilotés par
des hommes qui ont probablement trouvé leur permis de conduire dans une
de ces innombrables poubelles qui disputent aux façades des immeubles la
première place au podium de la saleté mariée à la
puanteur. La ville-égout semble pourtant en passe de se refaire une beauté
en dépit de la sieste annuelle des élus municipaux, et grâce
à un gestionnaire en chef qui a lavantage de nêtre entaché
daucune élection. De ma vie je nai vu circuler un aussi
grand nombre de bipèdes, cétait une féerie. Les femelles
baguenaudaient en grand nombre, jai même cru en apercevoir qui nétaient
pas bâchées, cheveux au vent, élégantes et rieuses
dans des toisons bigarrées et cintrées. Perchées sur de frêles
sabots, elles font claquer le pavé, ce qui donne à leur démarche
une élégance suprême. Certaines font grise mine, enveloppées
de pied en cape dans une toison dune coupe sévère qui fait
supposer quelles se rendent à un enterrement. Elles ne laissent entrevoir
que lextrême bout du museau parce quil faut bien, songeais-je,
quelles respirent et quelles voient, loxygène et la vue
leur étant concédés par leurs époux, père,
frère ou fils, bref, par lun de leur maître attitré
ou autoproclamé. Sil y avait autant décoles quil
y a de café, tous les Tangérois seraient maîtres de recherche
au CNRS. Les terrasses de ces innombrables cafés semblent réservées
en exclusivité aux bipèdes mâles, tous occupés à
siroter qui son cafe con leche, qui son thé à la menthe. Ils observent
les passants dun il éteint, mais qui devient torve quand ils
attardent leur regard sur les croupes rebondies des rares femelles qui défilent
dans leur champ de vision en jachère. Les véhicules de toutes marques
stationnent sur les trottoirs dont les rares espaces laissés vacants sont
occupés par les mendiants ou les conteneurs à ordures. La honda,
qui est une Suzuki, sengagea dans une ruelle et sarrêta devant
le porche dun immeuble imposant dapparence cossue malgré le
linge accroché à tous les balcons. Une nuée denfants
criards vint en course désordonnée sagglutiner autour de la
fourgonnette en me souhaitant bruyamment la bienvenue. A voir leur nombre, je
me dis que le bélier du quartier ne devait pas chômer. Après
être descendu du véhicule, aidé de toute cette marmaille surexcitée,
je fis mes premiers pas dans lalpinisme en escaladant tant bien que mal
les dix ou douze marches de lescalier en marbre brillant qui aboutit devant
un gros caisson métallique dans lequel je mengouffrai en compagnie
dun bipède quon appelle concierge. Les concierges sont les
hommes les plus heureux de la ville, ils sont logés, ne paient ni eau ni
électricité, reçoivent du propriétaireun salaire,
et ils ne bougent le petit doigt que pour se nettoyer le fond de loreille
ou bien pour toucher les pourboires mensuels des locataires. A loccasion,
ils font office dagent immobilier sans porter ombrage aux professionnels
de ce métier pour lévidente raison que ce métier nexiste
pas, chacun simprovisant agent émérite digne de confiance.
Les gogos nouvellement arrivés à Tanger en savent quelque chose,
le service des objets perdus du commissariat de police regorgeant de leurs illusions.
Mais moi, je ne souffre pas de ce genre de problème puisque je bénéficie
dun voyage à forfait qui englobe le trajet, le boire, le manger,
et peut-être aussi dautres prestations surprises, je verrai bien.
La boîte de métal où je me trouvais (moi, mouton, je lignorais,
mais vous bipèdes savez quil sagit dun ascenseur) nétait
pas en panne à ma grande surprise. Soffrit alors à mes yeux
le spectacle le plus hallucinant quil ma été donné
de voir au cours de ma (courte) vie de mouton. Jai vu les murs de limmeuble
tout entier descendre à une vitesse vertigineuse vers je ne sais quel mystérieux
abîme. Rien que dy penser, jen ai encore le mal de mer. Enfin
une grande porte en fer arriva à notre niveau et tout lédifice
sarrêta comme par enchantement aussi brusquement quil était
descendu. Je venais dassister au premier miracle de Dbiha, et il y en aura
dautres, soyez sans crainte. Je quittai la cage infernale et on me fit pénétrer
dans mon nouveau lieu de résidence secondaire, une courette prolongée
dun balcon qui donnait sur la rue. Mon arrivée fut saluée
par un tollé de joie, toute la maisonnée accourut pour me faire
les salutations dusage, du moins fut-ce là mon impression première.
Un grand dadais boutonneux trépignait sur place en vociférant :
« nous allons nous régaler ! vive la fête ! » Puis, savançant
vers moi, il me caressa la toison et me dit en salivant abondamment : «
demain matin, ça va être ta fête ! » Ma fête ?
je me joignis à son allégresse débridée en dessinant
dans lair un ample mouvement de cornes et, joignant le geste au bêlement,
jentonnai « Dbiha ! Dbiha ! » Puis la servante de 6 ans mapporta
une botte de berouak et un saut rempli deau claire. Je dois à la
vérité de préciser que je me serais attendu, sinon à
du lait et des dattes, tout au moins à un plus copieux repas de bienvenue.
Mais enfin, je ne suis pas au fait des coutumes de Dbihacity et de plus, la fête
annoncée par le grand escogriffe boutonneux na pas encore commencé,
autrement jaurais été le premier à men rendre
compte, vous conviendrez que ces choses-là ne passent pas inaperçues,
il me semble. Cest alors que je me suis souvenu du dicton de notre berger
: « Dieu fasse que notre fin soit meilleure que notre commencement. »
Jaime ces paroles de Djilali, elles sont bourrées dune sagesse
sereine et durable comme des piles alcalines. Rien en effet nest plus
important que le sort qui nous attend au bout de notre existence. A la question
de savoir sil connaît le bonheur, un philosophe avait répondu
: « je ne pourrai vous répondre que sur mon lit de mort. »
Mais moi, je suis tranquille de ce côté-là car bientôt,
ce sera Dbiha, le bonheur entier et définitif. Ce nest donc pas le
moment de parler de choses funestes en cette veille de fête annoncée.
Ny pensons plus, demain il fera jour. Après avoir grignoté
quelques brins dherbe séchée, je me calai confortablement
dans un coin de la courette et attendit sagement que Morphénergane me tende
les bras. Là-bas dans ma ferme natale, mes petits frères
doivent, à l'heure qu'il est, dormir dans le silence de la nuit. Moi, je
ne pourrais pas en dire autant car d'en bas, me parviennent des bruits incessants
de klaxon et toutes sortes de vacarme que mes oreilles n'avaient jusqu'alors jamais
ouï. De toutes les inventions de la technologie occidentale, celle dont les
Arabes se sont emparés avec le plus de passion, c'est assurément
le klaxon ; ce qui ne veut pas dire que ces peuples imitent aveuglément
l'Occident, pas du tout, pour qui les prenez-vous, bandes de racistes ! Ainsi,
ils sont restés réfractaires au code de la route et à la
ponctualité dans les rendez-vous. Pendant que je rêvassais de la
sorte, j'entendis sonner à la porte de l'appartement. Le maître du
logis (et du reste) l'ouvrit, et de loin, je vis apparaître un individu
revêtu d'un bleu de travail devenu noirs (non, ce n'est pas une faute d'accord,
si j'ai mis noirs au pluriel, c'est parce qu'il se rapporte simultanément
au travail et au bleu, lisez attentivement au lieu de perdre votre temps à
traquer mes fautes d'orthographe, et à supposer que vous en trouvassiez
(hi hi, avouez que ça vous embête qu'un mouton jongle avec cet imparfait
du subjonctif que vous n'avez pas rencontré (je n'ai pas dit utilisé)
depuis l'école primaire, et encore
bon, je ferme ces trois paires
de parenthèses avant qu'elles ne vous fassent perdre la boule, je n'aimerais
pas qu'on dise que la totalité des lecteurs d'Al Bayane ont été
rendus chèvre par un mouton. Notez que même dans cette éventualité,
il n'y aurait pas de quoi remplir un asile psychiatrique, (et moi qui n'aime pas
la bousculade, je vous avouerai que ce qui me plaît dans Al Bayane, c'est
qu'on n'est pas obligé de faire la queue pour l'acheter))). Bon, je poursuis.
J'étais en train de vous dire que j'ai vu le maître du logis
ouvrir la porte à un type en bleu de travail. Voici le dialogue entre les
deux hommes tel qu'il m'a été rapporté par mes deux oreilles
situées au sud de mes cornes. - Dis-moi, pourras-tu venir découper
les quartiers de viande demain ? - Incha-llah. - Oui, demain sans faute
juste après la prière, je peux compter sur toi ? - Incha-llah.
- Pas plus tard, sinon, j'aurais du mal à caser toute la viande, OK ?
- Inch-llah. - Réponds-moi, on est d'accord pour demain ? - Inchal-lah.
- Tu ne peux pas me dire oui ou non ? - Incha-llah. - Ecoute, si tu ne
viens pas, c'est la cata, tu me promets d'être à l'heure ? -
Incha-llah. - Tu vas me rendre chèvre, pourtant je n'ai pas lu ce qu'il
y avait dans la triple parenthèse à propos de l'imparfait du subjonctif.
Alors par pitié dis-moi il faut que je sache : c'est oui ou c'est non ?
- Incha-llah. - Grrr ! On n'est pas sorti de la mosquée, euh
pardon,
je voulais dire de l'auberge, si ça continue, je sens que je vais me mettre
à blasphémer, même mon point d'interrogation va perdre la
tête, alors pour une fois dans ta vie, je t'en supplie : sois clair, concis
et laïc : tu veux ou tu veux pas ¿ - Incha-llah. - Ô
misère ! Bon, je veux bien croire que ça signifie oui. A quelle
heure s'il te plaît ? 07 h 00, ça te va ? - Incha-llah. -
Disons au plus tard 08 h 00, c'est d'accord ? - Incha-llah. - Va pour
08 h 00. On s'était mis d'accord pour 150 DH, n'est-ce pas, tu passeras
en fin d'après-midi pour encaisser, disons vers le coup de quatre heures,
ça te convient ? - Et comment ! je viendrai à quatre heures
tapantes, qu'il pleuve ou qu'il vente, c'est plus que sûr, tu peux compter
sur moi à 100 % les yeux fermés à 16 h 00 pile poil. On ne
revient pas là-dessus, tu as bien dit 16 h 00 pas une minute de plus, n'est-ce
pas ? - Incha-llah. Il a de la chance que je sois le seul témoin
de ce dialogue qui ressemble comme un frèrot à un appel au lynchage.
Si un militant de la secte du rêve-party l'avait pris la main dans le sac,
il l'aurait haché menu. A la faveur d'une de ses ronflettes, son gourou
I-have-a-dream a prédit le grand chambardement pour 2006. Le Maroc serait
irakisé. Faut dire que c'est un sacré visionnaire, le bonhomme,
vous vous rendez compte ? Pour 2006 ! Voyons, pas besoin de calculette pour faire
le compte ; 2006 des impies mois 1426 de l'Hégire, ça nous fait
6 - 6 = 0, ensuite 2 ôté de 10, je pose 8 et je retiens 1
voilà
: la qawma fatale va nous tomber sur le coin du museau (c'est le mouton qui parle)
dans exactement 580 ans ! ça nous laisse largement le temps de vider nos
verres de chiba (pas de panique, c'est l'absinthe qu'on met dans le thé
à la menthe en hiver, à ne pas confondre avec Chivas 12 ans years).
Bon, revenons à mes copains (je veux dire à nos moutons, vous avez
compris, mais sait-on jamais). Je me remets à penser à la ferme.
Demain tôt le matin, Djilali conduira mes frères, mes surs
et mes cousins aux pâturages. Comme à l'accoutumée, il s'installera
sur le même rocher, tirera de sa poche la petit flûte à bec
(à bec, bien sûr, qu'avais-je besoin de le préciser ? si elle
était traversière, il ne pourrait pas souffler dedans tout en gardant
un il sur le troupeau, autrement le torticolis est garanti
ah la la
!faut tout vous détailler). Il va se mettre à jouer cette triste
mélopée que je connais sur le bout du ça beau parce que je
trouvais sabot (non, c'est l'inverse, mais vous auriez corrigé de vous-mêmes,
vous commencez à vous y faire, bravo). Je me souviens une fois, notre
berger avait interrompu sa sonate à la vue de la bipède Khdaïja
qui se dirigeait vers lui, ses chèvres trottinant derrière elle.
Djilali arbora son sourire le plus charmeur et se mit à lui conter hommaïtita
(je voulais dire fleurette, mais ça, vous ne l'avez pas compris, avouez-le).
Puis elle et lui n'ont pas tardé à aller se dissimuler derrière
un buisson géant de palmiers nains et ils y sont demeurés un bon
moment, très bon, même délicieux si j'en crois la longueur
des soupirs entendus. Ensuite Khdaïja a réapparu, la mine défaite,
légèrement honteuse et franchement satisfaite. Elle s'accroupit
au bord du ruisseau et lava un bout de caoutchouc blanc car l'ALCS était
passée au village un peu auparavant, puis ayant rejoint ses chèvres,
elle disparut mais pas pour longtemps. De temps à autre elle revenait,
et à chaque fois, c'était le même manège sympa. Nous
avions appris à tirer profit de ces moments d'inattention pour aller gambader
comme la chèvre de monsieur Segad (El Maleh pour être précis)
dans le champ voisin pour y brouter les savoureuses jeunes pousses de blé
en herbe. On aurait dit que le temps était suspendu, tout le monde se régalait
en même temps, moutons, chèvres, Djilali et Khdaïja. Etant curieux
de nature, je me suis une fois aventuré à risquer un coup d'il
de l'autre côté du buisson de djommar. Le spectacle qui s'offrit
à mes yeux me parut bien étrange : les deux bipèdes se frottaient
le ventre en se broutant le museau. Je trouvais leur position aussi grotesque
qu'étaient incompréhensibles les bêlements qu'ils poussaient
en ahanant aussi bruyamment que Dirham, l'âne de la ferme quand il faisait
du steeple-chase sur la jument pour lui confectionner un bébé mulet
sur mesure, sous le regard furieux du cheval qui, exceptionnellement portait des
cornes. Curieusement, notre berger semblait aussi excité que lorsqu'il
nous faisait traverser le long ruban noir. Il évitait toujours les virages
à cause de la mauvaise visibilité car l'arrivée inopinée
d'un camion couleur d'Espagne (il faut que je vous explique, vous ne risquez pas
de trouver tout seuls : nos camions sont rouges ou jaunes, couleurs qui permettent
aux piétons de les voir arriver de loin et ainsi d'éviter de se
faire renverser dans le meilleur des cas, ou écraser dans les autres cas
de figure. Pourtant les accidents de la route ne diminuent pas car on a omis de
peindre les piétons en rouge et jaune pour être vus du serial killer
qui tient lieu de routier pas sympa, omission absolument impardonnable et relativement
pardonnée.) Quoi qu'il en soit, grâce à la vigilance de notre
berger, notre troupeau n'a jamais été transformé en viande
hachée appelée kefta mais sans oignon, ni persil, ni coriandre,
ni sel, ni épices. Rien n'aurait pu sembler plus absurde que de mourir
sous les pneus d'un camion et de manquer ainsi le rendez-vous merveilleux de Dbiha.
On peut dire que je l'ai échappé belle. Je reviens à
mon couple dont les membres étaient intimement imbriqués les uns
dans les autres comme un inextricable puzzle. La bergère étouffait
visiblement sous le poids de son adversaire, elle avait la moitié de sa
toison arrachée mais ne semblait pas le moins du monde en souffrir, agrippant
ses quatre pattes autour du tronc de Djilali comme le ferait un criquet sur une
brindille. Décidément, les bipèdes ont par moments des comportements
pour le moins bizarres. Pourtant une fois ou deux seulement le couple s'est
uni en une position en tous points identiques à celle de mon oncle le bélier
quand il fabriquait des agneaux à la chaîne. Sauf que c'était
le patron de la ferme qui était derrière le buisson, tenant le berger
par les gigots comme s'il craignait qu'il échappe à son étreinte.
Il émettait des beuglements de zébu malgache en furie, jurant que
Djilali était un collègue sensible qui lui faisait venir sa tête.
Nous étions plusieurs à contempler la scène mais aucun d'entre
nous ne comprenait ce déferlement de charabia bien qu'il eût la tendresse
de la ouate. Le lendemain, je vis notre brave berger accomplir les mêmes
manuvres sur Maaza, la seule chèvre de notre troupeau. Alors que
toute la bergerie était au courant de ses acrobaties avec cette caprine,
Djdi, son légitime époux n'en sut jamais rien comme cela arrive
souvent dans ce genre d'affaires scabreuses. Voilà pour les souvenirs.
Je n'arrive toujours pas à trouver le sommeil malgré l'heure avancée
de la nuit. J'avale une gorgée d'eau et je taquine sans conviction du bout
de mes incisives la botte de berouak mise à ma disposition, mais le cur
n'y est pas. Vous dirai-je la vérité ? je suis légèrement
déçu par Dbihacity, ce n'est pas tout à fait ce que j'espérais.
L'accueil n'était pas enthousiaste, l'herbe est insipide et l'eau stagne
dans un seau de plastique, alors que moi, j'ai besoin de la voir couler et gargouiller
sur les galets du ruisseau, vive, riante et insaisissable. J'aime arracher de
mes dents en relevant la mâchoire d'un coup sec, l'herbe drue et grasse
qui frissonne au moindre souffle de vent. Surtout je voudrais marcher car chez
les ovins, on grignote debout en bougeant les pattes comme le font les humains
dans les cocktails dînatoires. J'ai envie de courir, sauter, gambader dans
l'insouciance, mais comment le pourrais-je dans cette courette où je me
sens prisonnier ? Je sais, le mot est fort, j'exagère un tantinet, mais,
à peu de choses près, c'est bien la sensation que j'ai. C'est
décidé ! Demain matin je demanderai à mes hôtes de
me ramener chez moi. Je leur dirai : " merci pour votre hospitalité
et pour tout le reste, présent et à venir. Mais voyez-vous, je préfère
l'air de ma campagne, le vôtre est pollué, surtout quand elle est
électorale. Je présume qu'ils seront déçus en entendant
ces paroles peu amènes, mais je me montrerai intraitable, l'ai bien l'intention
de m'en aller aussi vite que je suis venu. Il faudra que la honda revienne me
chercher et qu'elle me reconduise au camion jaune qui me rapatriera à la
ferme. Je raconterai à mes frères et cousins l'expérience
que j'ai vécue ici et surtout je leur conseillerai de renoncer à
Dbiha parce que, intuitivement, quelque chose me pousse à croire que les
bipèdes ne nous font pas faire tout ce voyage uniquement pour nos beaux
yeux. Ce doit être aussi pour le reste, il n'y a pas que les yeux chez un
mouton, soyons francs ! Ils doivent probablement nous dissimuler quelque chose,
mais quoi ? Mystère
J'en ai la carotide nouée. Quoi qu'il
en soit, je devrai leur annoncer dès potron-minet ma ferme intention de
partir, et je le dirai avec tout le tact nécessaire afin qu'ils ne me mettent
pas à la porte brutalement comme un vulgaire ministre de l'intérieur.
Dans le souci de ne pas laisser une mauvaise impression, je partirai juste après
la Dbiha, ne serait-ce que pour soigner les formes. Que voulez-vous, je suis un
mouton de bonne éducation et il est hors de question que je sois accusé
d'enfreindre aux règles élémentaires de la bienséance,
je donnerais plutôt ma tête à couper. Je leur expliquerai que
j'aime Dbiha certes, j'apprécie Tanger et leur maison, mais qu'ils ne me
tiennent pas rigueur si je préfère les bruits et les odeurs de la
ferme, la flûte en roseau de notre berger et les cabrioles amusantes qui
se déroulent derrière le buisson ardent des désirs bucoliques
de nos bipèdes, toutes positions confondues. Et puis, je n'ai pas l'intention
de faire de vieux os dans ce Tanger si longtemps laissé à l'abandon.
C'est vrai que les choses sont en train de changer à grande vitesse, mais
la densité d'intégristes est telle que je ne serais pas étonné
qu'un jour ils se métamorphosent en égorgeurs comme on en voit sur
Al Jazeera. Vous me direz : c'est une affaire de bipèdes, je ne suis pas
concerné, mais sait-on jamais ? Vous vous rendez compte ? Si un jour par
je ne sais quel coup de tête l'envie les prenait de réserver du même
sort les moutons, de quoi aurais-je l'air ? Moi, égorgé ? Brrr j'en
tremble d'avance rien que d'y songer. Raison de plus pour déguerpir d'ici,
on dit les bipèdes capables de tout. Pris un à un, ils sont gentils,
mais il suffit qu'ils décident d'agir de concert pour qu'ils se mettent
sans crier gare à faire des choses extravagantes. Le bipède est
un drôle d'oiseau, je m'en méfie comme de la grippe aviaire. En attendant
le chant du coq, je vais tacher de dormir avant le grand voyage de demain matin
Faudra que je m'accroche si je veux débarrasser le plancher.
Je suis tiré de mes rêveries par un remue-ménage et des bruits
de pas. Je me mets debout sur mes pattes et soudain je sens une brusque tension
sur mes cornes : c'est la corde qu'on y a nouée, trop courte pour me laisser
faire mes mouvements habituels. Voilà qui ajoute aux désagréments
de ce lieu que, décidément, j'aime de moins en moins. C'est alors
que je vis trois gaillards tirer un de mes congénères de belle taille
qui, apparemment semble leur donner du fil de laine vierge à retordre.
Il refuse obstinément d'avancer et les trois bipèdes sont obligés
de le pousser, le tirer, faisant patiner ses sabots sur le carrelage glissant
de la cuisine. Le voici à proximité de la courette, je le regarde
et je crois rêver : c'est Tonton le bélier ! je n'en crois pas mes
yeux et pourtant c'est bien lui, je n'ai pas la berlue ! " Tonton Atrouss
! " m'écriai-je en tirant sur la corde de toutes les forces de mon
collier, est-ce bien toi ? Ce n'est pas un rêve ? " - " non, me
répondit-il, ce n'est pas un rêve, c'est un cauchemar. Le hasard
aura voulu que nous nous retrouvions ici à Dbiha, eh bien soit. Je vais
me laisser faire par ces trois abrutis afin que ne leur vienne pas à l'esprit
l'idée de nous séparer. " Surpris par la soudaine passivité
de mon oncle, les bipèdes profitèrent inopinément de cette
accalmie pour l'installer près de moi et lui lier solidement les cornes
au moyen d'une corde qu'ils nouèrent autour d'un tuyau de fonte. Restés
seuls, j'interrogeai Atrouss : " que se passe-t-il ? que fais-tu ici ? Raconte-moi
tout ! " Tonton dirigea vers moi un regard presque aussi triste qu'une
chanson d'Oum Kalsoum en son avant-dernier couplet " que puis-je te raconter
que tu ne sais déjà, mon pauvre Haoulito " soupira Atrouss
qui détestait le subjonctif. Il poursuivit : " les bipèdes
de la ferme ont fini par me sélectionner malgré mon âge avancé.
Je ne leur servais plus à grand-chose depuis le jour où ils ont
fait venir un jeune bélier qui pète le feu et qui est capable de
faire des chevauchées fantastiques sur les brebis à une cadence
infernale qui ne m'est plus permise. Alors ils se sont passés de mes services
en me vendant. Quand le bipède de cette demeure où nous nous trouvons
eut versé la somme requise pour se m'approprier, le fermier a glissé
à l'oreille de son associé " ouf ! Je l'ai bien roulé,
nous voilà enfin débarrassés de cette vieille carcasse ".
Après avoir marqué une pause qu'il mit à profit pour boire
une gorgée d'eau et arracher un brin de berouak, Atrouss me dit : "
roulé ! c'est bien le mot qu'il a prononcé. De toute façon
les bipèdes de ce pays passent leur temps à appliquer la maxime
" roulez-vous les uns les autres " car pour eux, faire du commerce,
c'est gruger son prochain. Toute opération commerciale met aux prises quelqu'un
qui gagne beaucoup et l'autre qui y laisse des plumes. L'autre en question, c'est
toujours, en bout de chaîne, le consommateur anonyme qui est le roulé
final. " " A présent, j'aimerais savoir si tu t'es demandé
ce que nous faisons ici. " " Mais Tonton, répliquai-je, il n'y
a rien de grave, pourquoi parles-tu de te balancer ? il n'y a pas de balançoire
dans cette cour. Cela dit, si tu veux mon avis, mieux vaudrait retourner à
la ferme, tu verras qu'ici, ce n'est pas l'Australie ". En entendant mes
paroles, Atrouss poussa un soupir propre à arracher toutes les racines
adventives du figuier banian planté majestueusement dans le jardin de la
Mendoubia. " Tu me caches quelque chose, Tonton, insistai-je, allons, dis-moi
ce qui te tracasse. A Dbiha, nous ne risquons rien, n'est-ce pas ? " - "
Non, répondit tristement l'oncle, c'est vrai que nous ne risquons rien
à part la Dbiha, tu as tout à fait raison, Haoulito, n'en parlons
plus. " Sur ces paroles réconfortantes, Atrouss émit une retentissante
salve de pets qui aurait pu couvrir de ses nombreux décibels tout un pupitre
de trombones à coulisse et même à piston, vibrato et glissando
compris. Il alla caler son épaisse toison dans un coin retiré de
la courette et plongea aussitôt la tête la première dans les
gigots de Morphée. Je me préparai à en faire autant.
En Attendant l'arrivée du sommeil, je me mis à penser à mon
oncle pendant qu'il dormait à sabots fermés. A la ferme, sa spécialité
était l'accouplement avec les brebis qui conduisait à la fabrication
des agneaux. Au cours de mon transport dans la honda, j'avais entendu le chauffeur
discuter avec son assistant de ce qu'il nommait curieusement le coït, un
mot nouveau qui recouvrait d'étranges pratiques et que le mouton que je
suis ignorait totalement, érection comprise. C'est ainsi que j'appris que
la durée moyenne de cette chose bizarre est de six minutes, mais qu'elle
peut se prolonger des heures, voire des jours et même des mois, comme chez
les mouches, les papillons et les serpents. En revanche chez ce cousin du bipède
appelé chimpanzé, le drôle de truc ne dépasse pas une
minute. Vous me direz : comment fait la femelle pour s'accommoder d'un si bref
machin ? C'est bien simple, sitôt son exercice terminé, le mâle
se retire et c'est un autre qui prend la relève. On a calculé qu'une
femelle pouvait de la sorte se taper huit mâles en l'espace de quinze minutes
seulement. Oui, me direz-vous, mais les humains n'ont pas la même durée
d'accouplement que la mouche ou le chimpanzé ! C'est exact, ainsi on a
pu observer que le coït varie entre trente secondes et quarante-cinq minutes
avec une moyenne de 5,4 minutes testée sur un panaché de 500 mâles
de plusieurs nationalités. Où se situent, me direz-vous, les Marocains
dans ces tests ? hélas, la revue ne le dit pas, elle se contente de signaler
que le champion, c'est le sujet du Royaume-Uni avec 7,6 minutes, suivi de près
du citoyen des Etats-Unis d'Amérique qui réalise un score de 7 minutes.
Mais, me direz-vous
stop ! J'en ai assez de vos " me direz-vous "
! Qu'est-ce qui vous prend, vous les lecteurs ? En sept chapitres de mon histoire,
pas une fois vous n'avez ressenti le besoin de me couper la parole avec ces "
me direz-vous ", et ne voilà-t-il pas que dès lors que je vous
parle de la bagatelle, vous sortez brusquement de votre mutisme pour m'interrompre
à tout bout de champ ! mais me direz-vous : c'est ma faute, je n'avais
pas à parler de choses cochonnes comme le coït dans un quotidien aussi
sérieux qu'Al Bayane, défenseur de la classe ouvrière, des
droits de l'homme, des libertés et j'en passe. D'abord, vous remarquerez
que j'ai évité du mieux que j'ai pu d'utiliser à outrance
ce mot peu ragoûtant. J'ai dit truc, chose, machin, bagatelle de crainte
que le journal ne tombe par mégarde entre les mains d'un mineur. Oh, et
puis zut et zut ! (Par politesse, je n'ai pas dit merde) depuis quand les Marocains
se servent-ils d'un mouton pour parfaire leur éducation sexuelle ? Sachez
messieurs les bipèdes que moi, mouton de mon état, je n'ai pas pour
vocation de vous remplir le crâne. Vous remplir l'estomac non plus, notez
bien. Alors à quoi sert un mouton me direz-vous ? Réponse demain
pour le dernier épisode de ce feuilleton. Y aura-t-il un happy end, me
demanderez-vous ? Certainement, de happy end il y aura. Mais pour qui ? À
demain, ne ratez mon dernier épisode si vous souhaitez connaître
le fin mot de mon histoire. D'ici là, je vous dit bon appétit si,
comme moi, vous êtes végétariens. Je fus réveillé
par les premières lueurs de l'aube. Tonton était debout déjà,
contemplant en silence le ciel moutonné. En bas dans la rue, des bipèdes
marchaient en groupes de deux d'un pas pressé, tenant à la main
des couteaux dégoulinant d'un liquide rouge vif, d'autres s'affairaient
autour de barils de brut sans brut (à 70 dollars le baril, mieux vaut sans)
transformés en brasero dont ils alimentaient sans cesse le feu en y ajoutant
des morceaux de bois. Des terrasses avoisinantes nous parvenait la polyphonie
des bêlements de nos collègues, comme nous candidats à la
Dbiha. Nos hôtes étaient déjà debout, s'activant à
toutes sortes de tâches qui devaient sans doute préluder à
la préparation de la fête. Le chef de famille, aidé du grand
potache boutonneux, nouaient une corde au plafond, puis une seconde plus épaisse
sans doute destinée à supporter une charge d'un poids supérieur
à celui qui pendrait à la première corde. " Que vont-ils
faire de ces cordes ? " demandai-je à Tonton Atrouss. " C'est,
me répondit-il, pour suspendre de la viande afin de la faire durcir à
l'air ". J'eus un sursaut d'inquiétude : " quelle viande, Tonton
? de quel animal ? ". Mon oncle me rassura : " Haoulito, calme-toi,
voyons ! Il s'agit de n'importe quelle viande destinée à être
mangée. " Et moi qui croyais que tous les vivants sont végétariens
! C'est si bon de manger de l'herbe bien grasse, pourquoi diable les bipèdes
s'en privent-ils ? J'insistai : " mais Tonton, d'où pourrait bien
provenir cette viande ? je n'en vois nulle part ! " - " vraiment
? Elle ne doit pas être très loin. Tout ce que je peux te dire, c'est
que lorsque cette viande-là sera accrochée à ces cordes,
toi et moi, nous serons loin d'ici
" - " Où serons-nous
? " Demandai-je, la mine réjouie. - " Loin, très loin,
sois tranquille, nous serons dans l'univers limpide de l'après-Dbiha, si
ça peut te rassurer, nous deviendrons inaccessibles aux bipèdes.
A chaque jour suffit sa peine. " - " youpi ! M'exclamai-je, il ne restera
de nous que ces boulettes de crotte noire et le parfum capiteux de notre toison,
pas vrai ? " - " Voui
et aussi quelques petits riens, des choses
triviales sans grande importance, du moins pour nous. " J'avais hâte
de retourner à la ferme après cette petite excursion en forme de
parenthèses à Dbihacity. C'est si bon d'être un mouton, ça,
tous les Marocains en conviennent, ils nous aiment, dans le fond, ce sont de braves
gens. Mais moi, je les plains du fond du cur, il s'en trouve même
parmi eux une poignée qui paient des impôts ! Que voulez-vous, tout
le monde n'a pas la chance d'être un mouton. La servante apporta deux
grands baquets remplis d'eau et plusieurs seaux en plastique qu'elle aligna devant
nous. Qu'est-ce qui lui a pris, nous n'allions tout de même pas boire toute
cette flotte ! Le maître de maison parlait d'une voix de plus en plus irritée
: " Salopard de guezzar ! Que fait-il ? Pourquoi tout ce retard ? il m'avait
pourtant promis que je serai servi le premier juste après la prière
! ". Il tournait comme un ours en cage et maugéait de plus bel : "
C'est chaque année la même comédie, il me jure sur tous les
marabouts que je serai servi le premier et après il a le toupet d'aller
chez les autres ! C'est juré, l'année prochaine, je change de boucher,
on ne m'y reprendra plus ! " Sa femme intervint et le réprimanda avec
une insolence inouïe : " tu as dit la même chose l'an dernier.
Pourtant je t'avais mis en garde : surtout ne le paie pas d'avance ! Mais tu n'en
fais qu'à ta tête de mule comme toujours ! " Ça alors
! De ma vie de mouton je n'ai entendu une femme parler sur ce ton à son
mari. Il est vrai que ce dernier avait atteint un âge vénérable
qui mettait sa brebis à l'abri de ses terribles coups de gueule de jadis
quand il avait de la testostérone à revendre. Chacun son tour, songeai-je,
ce n'est que justice. Je fis remarquer à Tonton que le mouton des
voisins s'était tu : " peut-être s'est-il enroué la voix
" Il me répondit d'une voix remplie de lassitude : " oui, en
tout cas, il a sûrement un problème de gorge
" Je lançai
un dernier bêlement très blusy puis fermai ma gueule à mon
tour. A force de crier aussi fort, je risquais également de m'enrouer.
Or, je ne sais pourquoi, je tenais absolument à ménager mes cordes
vocales. Comme je faisais ces réflexions à voix haute, Atrouss m'adressa
un sourire lugubre qui en disait long sur son inexplicable stress, et prononça
ces paroles : " Mon pauvre Haoulito, prépare-toi à la Dbiha,
elle arrive ! regarde le ciel, il s'est dégagé, le soleil est chaud
dans un ciel pur, il brille fort pour les vivants de cette terre. Ce ciel, ce
soleil, tout ce que tu vois continueront à profiter aux vivants demain
et les jours qui suivront.. Frotte le sol de ton sabot, frotte encore, remplis-toi
de cette sensation tactile, elle t'appartient encore, tu la sens, ferme, dure
(c'est ainsi qu'il parlait à ses brebis durant ses chevauchées).
Cette terre, elle porte les vivants sur son sein nourricier, sur son ventre, et
demain, elle les portera encore pour longtemps, mais elle ne supportera plus ton
poids ni le mien. Viens près de moi, nous deux, nous vivons cette détresse
qu'est le drame dans son horrible certitude. " Trois bipèdes armés
de couteaux scintillants s'avancèrent vers nous et tentèrent de
saisir Atrouss par les cornes. L'un d'eux s'exclama : " regarde-moi cette
belle tête, elle fera un succulent couscous demain ! ". Je crois utile
de préciser (ce n'est pas le mouton qui parle dans ces parenthèses
que je viens d'ouvrir) que le couscous à la tête se mange traditionnellement
le lendemain du sacrifice. Dans la dakhiliya, (le Maroc moins le nord), c'est
différent, ils mangent autre chose, quoi ? je n'en sais fichtre rien et
je m'en branle du collier. Revenons à notre bélier qui attend sagement
la fin de cette parenthèse alors qu'il vit des instants tragiques). D'un
mouvement sec, Tonton se dégagea et pointa dans leur direction ses grandes
cornes menaçantes. Il souffla furieusement des naseaux et blatéra
d'une voix puissante de baryton. D'abord désarçonnés par
cette attaque soudaine, les trois bipèdes se ressaisirent et, après
s'être brièvement concertés, ils se ruèrent sur Atrouss.
Mais lui-même avait mis à profit ce bref instant d'hésitation
pour tirer violemment sur la corde qui le retenait, avec une force telle que je
crus qu'il allait s'arracher les cornes du crâne. Il la fit céder
et, libéré de son entrave, il fit un bond impressionnant, se hissa
d'un vigoureux coup de jarrets (excellent en tajine aux pruneaux, amandes grillées
et saupoudrés de graines de sésame) et se retrouva debout sur l'étroite
corniche du balcon. Calmement il reprit son équilibre sans prêter
attention aux gesticulations désespérées des bipèdes.
Je vis alors mon oncle se jeter dans le vide. Toute la famille qui était
accourue fut saisie d'une consternation indescriptible. La maison fut désertée,
les bipèdes qui l'habitaient se ruèrent dans la rue en criant :
" pourvu que nous arrivions à temps ! " Au bout d'un moment qui
me parut interminable, je les vis revenir dans la cuisine et l'un d'eux se lamenta
: " ah, le salaud ! nous sommes arrivés trop tard, il était
déjà crevé, sa chair est à présent immangeable,
ce n'est plus qu'une charogne ! nous voilà privés d'un savoureux
méchoui par la faute de ce stupide animal ". Son compagnon le rabroua
en lui assénant un coup de coude : " tu vas la fermer, oui ! je l'ai
égorgé à temps, il est comestible ! Bon, ajouta-t-il en aiguisant
son couteau sur une lime qui, vu sa longueur, n'était pas à ongles,
au tour de cet agneau, il doit avoir la chair bien tendre. " C'est vrai que
je suis la tendresse faite mouton, j'aime mon prochain et je n'ai jamais agi en
mal contre personne. Un cri rauque retentit " en avant ! Dbiha ! ".
Ils dénouèrent nerveusement la corde qui rivait mes frêles
cornes pointues et m'entraînèrent à l'autre extrémité
de la courette à proximité immédiate d'un petit déversoir
d'égout. Tout en me laissant guider docilement, je songeai à Tonton
et me dis qu'il avait peut-être eu raison de plonger hors de cet endroit
pour retourner à la ferme. Dès que ces trois bipèdes voudront
bien avoir la bonté de me lâcher, je ferai le grand saut moi aussi,
et j'irai le rejoindre. Les trois grands gaillards me renversèrent sans
ménagement sur le dos en une position inconfortable, comme Ktiouta, la
chatte de la ferme lorsqu'elle se tortille lascivement le corps au soleil. J'émis
un faible bêlement de timide protestation mais ces trois méchants
bipèdes ne semblaient pas vouloir lâcher prise. Ma tête fut
retournée avec une rudesse inconnue de moi, je regardai le ciel dans son
bleu interminable et j'avais les plus grandes peines à maintenir ma respiration.
Je fus pris d'une violente crampe aux vertèbres cervicales, mais en dépit
d'un effort suranimal, je n'arrivai pas à desserrer l'étreinte acérée
dans laquelle m'avaient enfermé les trois hommes. J'entendis distinctement
l'un d'eux dire à son assistant : " passe-moi le grand couteau, celui
que je viens d'aiguiser ". Je me trouvai totalement immobilisé, crâne
écrasé contre le sol, gorge offerte. Je l'entendis prononcer entre
ses dents des paroles gutturales incompréhensibles et je fus brusquement
interrompu dans mes pensées par une brûlure vive qui me saisit à
la carotide. J'étouffais, je voulais hurler, mais rien à faire,
j'avais comme un vide dans ma gorge, je sentais que quelque chose, je ne sais
quoi de terriblement fluide était en train de m'abandonner, de déserter
mon être. Alors, dans un suprême effort de désespoir, je me
mis à gigoter en désordre de toute la vivacité de mes quatre
pattes. Mes forces fuyaient rapidement hors de ma tête et de mes entrailles.
Que se passe-t-il ? Pourquoi suis-je ici ? Que me veulent ces bipèdes ?
Que leur ai-je fait ? A moi ! Ma mère ! Où es-tu ? Viens à
moi ! Viens ma mère, viens, viens
Là-bas dans mon pays, la
luzerne se courbe sous la brise du printemps, l'eau du petit ruisseau chante sous
les cailloux, les criquets s'amusent, les agneaux gambadent, le soleil se lève,
la nuit tombe. Fin |