Jazz
à la radio
Editorial
Ce nest pas à proprement parler un éditorial,
mais ce nest pas grave, on a vu pire.
Je vais vous raconter une histoire qui se passe à Tanger
dans le milieu des années 1950. Chaque jour à
7 heures du soir, je minstallais devant un grand poste
de radio Telefunken. Je réglais lil magique
vert pour débarrasser le son de ses scories au bruit
de friture, et jécoutais lémission
de jazz que diffusait Radio Tanger international. Jacky Muyal
y présentait magistralement le jazz depuis ses origines.
Japprenais que les Africains réduits en esclavage
débarquaient sur les côtes américaines
avec pour tout bagage musical les cordes vocales et la paume
des mains. Avec un violoncelle dans le larynx et deux tambourins
aux extrémités du corps, lâchés
dans les champs de maïs, les plantations de coton et
les chantiers de chemins de fer, les travailleurs noirs allaient
donner naissance à la plus trépidante des musiques
des siècles à venir.
Un jour, Jacky disparut de la courbure des ondes moyennes,
cédant le micro à Patrick Jouffroy. Le nouveau
venu avait un tendre pour Jonah Jones dont la trompette diffusait
un incomparable « I Cant Give You Anything But
Love » entre autres petites merveilles dont je men
voudrais docculter des trucs du genre « Love Is
A Many Splendored Thing » ou encore « Baby, Wont
You Please Come Home ? ». Ne vous fiez pas aux titres
sirupeux, en réalité le contenu valait son pesant
dor. Là, je me permets une courte digression
; quand on écoute Billie Holiday, on apprécie
dautant la musique quon ignore le sens des paroles.
Si lon excepte « Strange Fruit », il y a
dans la plupart de ses ballades autant de niaiseries que dans
le discours dun président de conseil municipal,
ce qui est tout ce quon voudra sauf peu dire. Ici prend
fin la digression, courte comme promis, allons à la
ligne.
Je reviens à Jonah Jones, champion toutes catégories
dune trompette surpuissante dont il embouchait le pavillon
dune impressionnante collection de sourdines à
faire baver denvie le pupitre au complet des enfonceurs
de pistons du Duke Ellington Orchestra. Et sil sest
longtemps maintenu en haut du podium des trompettistes post-Satchmo,
cest parce que ce recordman de la soufflerie sur cuivre
a de tout temps été contrôlé positif
au Swing.
Donc, jen étais là à écouter
mon émission préférée religieusement
(cest-à-dire silencieusement en ces temps où
les religions nétaient pas bruyantes, je mempresse
de fermer la parenthèse de peur dêtre montré
du doigt dans le milieu des extrémistes, ouf ! la voici
verrouillée) quand le speaker annonça : «
Amis du jazz, je vous donne rendez-vous demain matin à
10 heures au studio 104 de la Maison de la Radio Tanger international.
». Mis à part le chiffre 104 pour lequel jai
une irrépressible inclination, cette citation est rigoureusement
exacte. Que fis-je à votre avis ? Comme un seul homme
(jétais seul, mais pas tout à fait un
homme si jen juge à ma faible pilosité
dalors), je me suis précipité avec la
rapidité dun gros sel de pot-au-feu mis en présence
dun hydroxyde de sodium entrant en collision avec un
acide chlorhydrique. Il faut dire que javais un cours
de chimie ce mardi-là, précédé
dun autre de géographie, un troisième
de math et un dernier de français. Il me fallait manquer
toutes ces sciences. Quimporte !
Je mis une croix (on ne parlait pas encore de croissant dans
les sixties) sur la Loire qui prend sa source au mont Gerbier-de-Jonc,
je jetai aux orties les droites parallèles qui déterminent
sur deux sécantes des segments correspondants qui sont
proportionnels, sil faut en croire Thalès, et
je ne vois pas pourquoi il mentirait, et jenvoyai au
diable Don Diègue qui ne sest blanchi dans les
travaux guerriers que pour voir en un jour flétrir
tant de lauriers.
Arrivé à la radio à 10 heures sonnantes
(elles ne trébuchaient pas, lentrée étant
libre et gratuite), je maperçus que nous nétions
quun quart de douzaine de pelés autour du micro
de Patrick Jouffroy et dun technicien, soit deux tondus.
Nous étions priés de répondre à
la question : « Que faire pour élargir laudience
de lémission ? ». Il faut dire que cet
animal daudimat navait pas encore été
mis bas, si bien que le niveau de qualité, tel Art
Tatum devant son clavier, régnait en maître incontesté.
Comme à laccoutumée dans ce genre de rencontres,
chacun y allait présomptueusement de son humble avis,
et moi, je me torturais les méninges, depuis la dure-mère
jusquà la pie-mère en passant par larachnoïde,
pour trouver quoi dire quand viendrait mon tour de prendre
la parole. Il fallait coûte que coûte que ma voix
retentisse dans les ondes de ma radio le lendemain à
7 heures du soir, tout le lycée Regnault avait été
informé de ma participation à lémission
et rendez-vous avait été donné à
tous les accrocs du jazz (une poignée de one manchot
à tout casser) pour entendre mon intervention radiodiffusée.
Je me préparais à faire mes premiers pas dans
le vedettariat, lequel nallait plus jamais me lâcher
comme chacun sait, à part vous autres qui me lisez,
mais cest chose faite à présent que vous
voilà parvenus au coda de mon édito, car cen
est un, je ne le dirai jamais assez, et, bravant le pléonasme,
je ne crains pas de le répéter pour la seconde
fois. Pour ceux dentre vous qui piquiez une ronflette
durant les cours de solfège dantan, je précise
quune coda désigne les mesures ajoutées
à un morceau pour le terminer de façon brillante.
Quand le technicien me tendit le micro, je chevrotai ma suggestion
: « Pourquoi ne pas faire des émissions éducatives
comme sy appliquait Jacky Muyal avant votre arrivée
à la radio ? ». Patrick Jouffroy parla longuement
en termes élogieux de son prédécesseur,
puis, quand la réunion prit fin, il me confia : «
Cette partie du débat sera effacée pour ne pas
évoquer quelquun dabsent. » Mon rêve
sécroula comme une statue de Saddam. Le lendemain
à 7 heures, ma radio resta silencieuse. Je me réfugiai
dans la lecture de Jazz Hot où Lucien Malson déroulait
son édito. Un vrai.