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AL BOUGHAZ

SEMINAIRE 2003

"LE PATRIMOINE ARCHITECTURAL DE TANGER"
Organisé par l'Association AL BOUGHAZ

En collaboration avec l'INSTITUT FRANÇAIS DE TANGER-TETOUAN

TANGER :
CRISE DE LA CITADINITÉ,
CRISE DE LA VILLE


Mohamed METALSI
Dir. Activités Culturelles
Institut du Monde Arabe - Paris



Qu'y a-t-il de comparable à Tanger aux fameuses mosquées Qarawiyyîne, Koutoubiyya, Hassâne ? Qu'y a-t-il de semblable à la beauté majestueuse des médersas de Fès, de Marrakech et à tous les jardins impériaux des anciennes capitales du royaume ?

L'absence relative des monuments célèbres légués par les grandes périodes de l'histoire glorieuse du Maroc n'entame pas l'image illustre de Tanger. Cette ville reste parmi les plus belles villes du Royaume du Maroc et parmi les plus renommées sur le plan international. Elle est aussi réputée que les grandes villes méditerranéennes telles qu'Alexandrie, Istanbul, Marseille, etc... Cependant, sa célébrité internationale était souvent entrée en contradiction avec sa situation intérieure ou nationale.

En fait, le prestige symbolique de Tanger s'est nourri de son histoire et sa situation géographique exceptionnelles. Il est avant tout le produit de l'imaginaire littéraire et artistique international reflétant l'empreinte cosmopolite de son passé. Depuis la fin du XIXe siècle, de nombreux artistes traversent la Méditerranée pour s'établir plus ou moins durablement à Tanger. Pour les peintres, la lumière, l'architecture et les habitants de la ville ont été la source de leur inspiration. Découverte à la fin du XIXe siècle par Eugène Delacroix, elle sera ensuite le thème des peintures de Georges Clairin, Jacques Majorelle, James Wilson Morrice, Kees Van Dongen, Claudio Bravo, et surtout Henri Matisse. Quant aux écrivains, chacun est venu explorer les thèmes de sa fiction. A la suite de Paul Bowles, des écrivains et musiciens de la " beat generation " comme de la vague hippie arrivent dans cette ville : Tennessee Williams vient le retrouver, ainsi que William Burroughs, Paul Morand, Jean Genet et d'autres encore... Des écrivains marocains de Tanger ou d'autres villes, comme Tahar Ben Jelloun, Mohamed Choukri, Mohamed Berrada, ont également, chacun selon sa sensibilité, haussés l'image symbolique de cette ville.

Donc, fiction et mythologie entretiennent l'épopée de cette cité légendaire. Néanmoins, il existe une autre ville, celle du réel que vivent les Tangérois d'aujourd'hui, désenchantés, déplorant sa dérive et son déclin. Cette représentation est imprégnée, à sa manière, d'une mythologie de l'histoire. Le présent problématique se mesure à l'aune d'un passé fabuleux, un âge où la cité vivait dans l'enchantement. Le drame de Tanger est inhérent à cette vision nostalgique, prisonnière d'un passé évanescent. A quel âge d'or se réfère-t-on ? Le passé colonial, l'époque islamique entrecoupée de quelques dominations ibérique et anglaise ou plus loin encore, l'histoire romaine ? Difficile d'obtenir une réponse intelligible. Tanger, dit-on, est une ville énigmatique qui a fini par mêler les normes de déchiffrage et brouiller à la compréhension. La représentation des Tangérois reste vraisemblablement captive de ces mythes associés à leur ville. Parce qu'elle a été, notamment dans un passé proche, une cité ouverte, multinationale et multiculturelle, elle serait devenue une ville équivoque. Jadis, elle était la ville de l'élégance, célèbre pour son ambiance joyeuse, agréable grâce à ses lieux pittoresques, habitée à la fois par des créateurs notoires, mais aussi par une faune interlope. Aujourd'hui, la ville est devenue, pour les citoyens de Tanger, un univers où spéculation et contrebande concourent à la dévastation de l'espace urbain et du patrimoine architectural et à la dégradation de l'environnement. Immeubles construits en centre-ville et sur la baie, sans goût, dans le désordre, déplorables lotissements illégaux édifiés à l'infini à la lisière de la ville ; au centre-ville, rues étroites saturées, circulation très laborieuse, pollution de l'air, du sol et de l'eau, odeurs nauséabondes des égouts à l'est de la ville...

A Tanger, le bâtisseur ne s'est pas beaucoup préoccupé, ces dernières années, des espaces verts et en général de l'environnement. On a beaucoup coupé les arbres, on a construit partout où la spéculation battait son plein. Ce désordre urbain est le reflet sur le sol, comme l'écrivait il y a plus de trente ans, le sociologue français Henri Lefèbvre, des contradictions ou des antagonismes sociaux. Dans beaucoup de villes des pays en voie de développement, cette corrélation existe peu ou prou. Généralement, une société urbaine en crise face à une modernité mal assumée génère une ville sans règles ni lois.

Pour comprendre, l'état actuel, il est nécessaire d'examiner dans ce colloque l'histoire urbaine de cette ville et de réfléchir sur les " modèles " urbains qui ont façonné ses configurations.

1 / Tanger, une aventure millénaire

Tanger est une cité millénaire, mais son histoire ne commence réellement qu'à la fin du XVlle siècle, date de son intégration au Maroc par la dynastie alaouite. Depuis l'Antiquité, c'est une ville fuyante et instable. Tantôt cité-phare et capitale qui contribua pleinement aux civilisations méditerranéennes, tantôt petit port replié et dérisoire, oublié de l'histoire, incendié et parfois anéanti par les envahisseurs et les conquérants de passage. Coupée, isolée de son arrière-pays, Tanger regardait vers le Nord. Rome la haussa au rang de métropole. Lieu de convergence des grandes voies terrestres, site privilégié d'embarquement vers Rome, Tanger devint résidence du procurateur de la Maurétanie Tingitane. Berbères, Romains, populations d'origine diverses provenant des côtes méditerranéennes firent d'elle un creuset culturel.

Trouvant sa position trop excentrique, les dynasties musulmanes n'ont jamais fait d'elle une résidence royale. Depuis lors et jusqu'à la fin du XVllle siècle, Tanger n'a pas connu le développement, ni la stabilité, ni l'épanouissement culturel et architectural des villes impériales, Fès, Marrakech, Rabat et Meknès. Occupée par les Portugais, les Espagnols et les Anglais pendant environ deux siècles (1471-1684), elle resta liée à l'Europe. A sa reprise par les tribus berbères du Rif, dont une partie l'habite encore, la ville fut la première au Maroc à accueillir progressivement une population étrangère, chrétienne, indésirable dans le reste du pays. Tanger fut " sacrifiée " et " souiilée " selon les dires de l'époque, à la nécessité d'éloigner de la cour chérifienne le lieu de résidence des représentants des puissances étrangères. Mais c'est encore l'histoire et la géographie qui firent d'elle une capitale diplomatique du Maroc, puis une ville internationale et cosmopolite et enfin indépendante, intégrée au Maroc moderne. Quelles traces urbaines et architecturales reste-t-il de cette très longue épopée ? De l'Antiquité, il ne subsiste pas grand chose de significatif, sauf quelques tombes au nord de la médina, parfois converties en dépotoirs. La cité romaine, avec son temple, son forum, ses voies principales, le decumanus et le cardo, est en fait ensevelie sous la ville musulmane actuelle qui, elle, a été édifiée fraîchement aux XVlle et XVllle siècles. La ville islamique fut anéantie par les invasions et les destructions successives.

C'est au XIXe siècle que la médina prit sa physionomie actuelle, tandis que la ville nouvelle commença son développement dès le début du XXe siècle.

Dans la ville de Tanger, il y a deux cités en une. Comme le note Jacques Berque, la première est venue d'en haut et la seconde d'ailleurs. D'ailleurs comme ville récente, engendrée par la société européenne, capitaliste et moderne. D'en haut, comme ville historique, centre de la loi et de la foi, diffusant une éthique islamique citadine et bénéficiant des privilèges attribués aux lieux consacrés, protégés par leurs saints, mosquées et citadelle. Car la médina de Tanger a également été une éminente cité de spiritualité. Avec son saint patron, Sîdî Bouâarraqiya, ses nombreuses confréries mystiques et zaouïas des Derqawa, des Aïssawa, sa mosquée cathédrale, Djâmaâ el-Kébîr, ses dizaines de moquées et msid, elle a été aussi une cité dotée de toutes les institutions urbaines islamiques.

Produits de deux sociétés différentes, ces deux entités urbaines dessinent sur le sol les antagonismes et les contradictions que vivent les Tangérois d'aujourd'hui.

2 / La citadinité de la ville arabo-islamique de Tanger

Les premiers bâtisseurs de la médina de Tanger furent en même temps ses libérateurs. La viile arabo-islamique fut, si je peux employer le concept de l'urbaniste Anatole Kopp, le " condensateur social ". En quelques décennies, le style citadin traditionnel, raffiné et subtil, s'est affirmé et la culture islamique urbaine a trouvé son entier épanouissement. Comme dans tout le Maroc, cette urbanité se définissait, d'abord, par rapport à la culture rurale. Les ruraux, jbâla, fahsiyya et rifains, étaient les plus nombreux et les plus puissants.

Si importante et si riche que soit la vie urbaine, elle ne concernait qu'une très faible partie de la population. Au milieu du XIXe siècle, les ruraux représentaient environ 90% de la population totale. Nomades ou sédentaires, ils étaient numériquement les plus nombreux et politiquement les plus puissants, même si quelques métropoles dépassaient cent mille habitants, les citadins demeuraient minoritaires.

Ce sont donc deux morphologies contrastées : la cité blottie dans ses remparts et repliée dans ses quartiers et ses impasses, point minuscule au milieu d'une oppressante et évasive campagne. " Un violent décalage oppose de part et d'autre des murailles, le citadin à son compère rural. Le langage, les habitudes, l'histoire, le mode de vie, la figure même et les vêtements ne les opposent pas moins l'un à l'autre. Le grand style urbain reste coupé du pays". Ces différences essentielles se traduisent souvent par les mauvais rapports qu'entretiennent ces deux parties, allant jusqu'à l'hostilité plus ou moins exacerbée. " Le citadin, écrit G. Tillon, méprisait le rural et sa grossièreté : quand il pouvait, il le rançonnait. Le rural méprisait le citadin et ses allures efféminées : jalousant ses richesses..., il guettait l'occasion de l'en déposséder".

Ainsi, dans l'histoire du Maroc, le grand style urbain reste coupé du pays. Et ce désaccord de styles, qui transcrit une divergence économique et psychologique, l'affaiblit et le met en difficulté et parfois en danger. La cité est le symbole du pouvoir, la résidence du prince ou de son représentant. Ses relations avec l'extérieur restent fluctuantes, car le territoire dominé par la ville est variable. La ligne de séparation entre le territoire soumis et insoumis est indécise. Elle dépend de la force et de la faiblesse du prince. Mais il existe toujours des zones vacillantes où l'Etat peut, par la puissance de son armée et l'ingéniosité de sa diplomatie, pratiquer une intervention irrégulière en imposant les tribus afin d'amasser les richesses et donner à la ville une allure physique plus monumentale et plus prestigieuse ; à l'opposé, il arrive au monarque d'être cerné dans sa capitale, réduit de son Empire.

La ville arabo-islamique s'est ainsi définie, dès ses débuts, par une double particularité territoriale : elle compose un espace délimité et elle est un croisement de mobilités qui vont des campagnes proches jusqu'aux flux commerciaux de grande étendue. Sa position centrale est également politique et symbolique, car les pouvoirs temporel et spirituel y établissent leur domination et s'y assemblent afin d'exprimer leur identité face aux autres villes.

Mais la citadinité arabo-islamique ne se définit pas simplement par comparaison à la ruralité. Elle doit disposer de critères intrinsèques ou comme disait J. Berque d'éléments impalpables : traditions urbaines, culturelles et artistiques, " souvenirs historiques, silhouettes bourgeoises, spécialisations dans certains travaux, titres historiques ou spirituels. A moins que ce ne soient des éléments matériels : allure physique, enceinte de remparts, cachet architectural".

En d'autres termes, une bourgade ne peut être qualifiée de ville que si elle rassemble les fonctions régies par l'éthique musulmane se résumant dans un symbole social puissant : le complexe architectural.

Ce dernier constitue un système urbain fortement organisé et efficace, et la longue histoire des métropoles arabes en a montré la vigueur et la stabilité. La ville associe un certain nombre d'éléments qui pendant des siècles vont la caractériser : mosquées, médersas et zaouïas, palais et jardins, souks, bazars, fondouks et échoppes d'artisans et de commerçants façonnent le paysage urbain ; des voies de circulation raccordent la ville à l'extérieur et un réseau resserré de rues dessine son ordonnancement. L'enceinte défensive et monumentale, qui procure la protection militaire, manifeste le souvenir d'une domination territoriale. Mais elle est également la matérialisation de l'ultime enclos enserrant le lieu construit et habité au-delà duquel tout change, y compris la culture citadine musulmane elle-même. L'enceinte écarte la ville de l'étranger mais aussi de la campagne " non civilisée ", le lieu sacré et intime du lieu profane. Ainsi, elle est protectrice de la norme et de l'ordre social islamique. " Pour qu'une cité se trouve à l'abri des surprises, écrivait Ibn Khaldoun, il faut que toutes ses maisons soient à l'intérieur d'une enceinte [...]. Ainsi, il sera difficile de la prendre et on en fera une vraie forteresse".

La ville arabo-islamique de Tanger présente comme tant d'autres dans la même aire culturelle une structure similaire : une configuration urbaine dense, enfermée dans des remparts flanqués de tours de guet et de défense. Son plan urbain n'est pas le produit d'un plan directeur conçu préalablement par des urbaniste . Les rues et les ruelles surgissent en même temps que s'édifient les maisons et les quartiers. Les bâtisseurs cachent, dissimulent et réduisent au maximum les ouvertures à l'extérieur, mais laissent un minimum d'espace libre pour leur mobilité et celle de leurs voisins et des bêtes de somme dans leur quartier et entre les quartiers de la médina. Car, une cité sans ouverture est un non-lieu.

Un labyrinthe organisé

Cet entrelacement de ruelles n'empêche pas l'apparition fréquente d'un tracé logique de voles de communication. II s'organise selon des catégories spatiales spécifiques et répond à un système de valeurs matérielles et symboliques hiérarchisées : l'intérieur et l'extérieur, le privé et le public, l'inclus et l'exclu. II est ainsi l'expression d'un ordre social se structurant par ses propres lois et se dotant d'une identité marquée le définissant par rapport au monde extérieur. Ce système a une propension à pousser vers le dehors ce qui a une moindre valeur et à placer vers le centre les éléments supérieurs.

Des grandes voies principales quasi rectilignes où tout le monde peut circuler, mais sans vraiment rentrer, en passant par les rues secondaires donnant accès aux quartiers, aux petites impasses familiales privées qui isolent et protègent les maisons des regards des étrangers, il existe un réseau hiérarchique de voies qui donne au plan urbain sa forme particulière. II existe des lieux privilégiés qui commandent et organisent le plan urbain et la hiérarchie des parcours : la mosquée, le souk, les portes de la cité et la casbah, résidence de pouvoir. Le réseau de ruelles de la médina présente trois catégories de voies: les axes principaux, les ruelles secondaires et les impasses.

L'artère principale : lieu d'échange et de rencontre

La voie principale, rue Siyyâghîne (les orfèvres), est celle qui met en relation le centre spirituel et économique (Petit souk et Grande mosquée), d'où se ramifient les rues et ruelles secondaires qui pénètrent dans les quartiers résidentiels, avec les portes principales du rempart qui communiquent avec l'extérieur. Elle traverse entièrement la médina en suivant une pente douce d'Est en Ouest. Mesurant un peu plus de 350 mètres de longueur, cette transversale est quasiment rectiligne. Elle s'est substituée au decumanus maximus de la cité antique. Appelée Siyyâghine, en raison du corps de métier qui y était installé, elle est la rue marchande qui relie le grand souk, Souk d-Barra, situé à l'extérieur du rempart en face de la porte de la médina, Bâb al-Fahs, à la porte du port, Bâb al-Marsâ, en passant par le Petit souk intérieur, souk ed-Dâkhel, et la Grande mosquée, Djâmaâ el-Kbîr.

Tout le long de sa bordure, s'étirent des échoppes d'artisans et de commerçants, entremêlées aux maisons néo-mauresques, d'un à deux étages, construites à la fin du XIXe siècle par les Européens. Elles composent une série linéaire d'une maille compacte. Dans une vue générale de la médina et de ses environs, cette artère est le prolongement des voies de caravanes qui traversent la campagne. C'est l'axe principal où tous les étrangers à la ville peuvent passer pour acheter dans les souks, prier dans la Grande Mosquée. De ce fait, elle est dans une situation ambivalente : elle est dans la ville, mais en même temps perçue comme étant à l'extérieur de la ville, car l'étranger qui la traverse reste exclu des zones résidentielles intimes. Sa fonction essentielle est de canaliser le parcours des étrangers dans la médina.

La Grande Mosquée, foyer de rayonnement intellectuel et coeur spirituel et politico-social, et le marché urbain intérieur (souk ed-dâkhel), contigus au croisement de ces axes, constituent le pôle de convergence de l'interaction sociale, le centre fonctionnel. II permet non seulement aux habitants, mais également aux ruraux de la région de Tanger et aux étrangers d'entrer en contact.

Ainsi le centre capte, concentre et canalise les flux de capitaux et d'informations, les métabolise et les disperse dans le corps de la cité. Le point central de la rue Siyyâghîne est occupé par le souk intérieur, Souk ed-Dâkhel, par opposition au souk extérieur, sis à la croisée des ruelles secondaires avec l'axe principal. De forme rectangulaire, la place de quelques centaines de mètres carrés était entourée avant le début du XXe siècle d'échoppes de commerçants et d'artisans. II tenait surtout lieu de marché de change entre les monnaies marocaine et européennes. Le souk a subi dès la fin du XIXe siècle des mutations architecturales importantes. "On n'y remarque plus aujourd'hui, écrivait Michaux-Bellaire, que des cafés européens et indigènes, des banques, des établissements divers ; le souk ed-Dâkhel est devenu une sorte de forum cosmopolite, où se brassent des affaires de tout genre". Le souk intérieur reste le centre des affaires de Tanger jusqu'aux années 30, période à laquelle il sera transféré dans la ville moderne.

Souvent, dans l'activité productive ou commerciale, la division du travail et la division géographique coïncident, car chaque corps de métier a tendance à se concentrer dans un souk ou dans une rue. On sait déjà que l'exclusion des activités économiques de l'espace résidentiel est quasiment appliquée. Elle exprime la différence fonctionnelle entre les quartiers d'habitation et les quartiers d'affaires.

Ce qui est frappant dans la comparaison des villes "arabo-musulmanes" est la similitude relative de la répartition géographique des activités commerciales dans l'espace qui leur est imparti. A chaque métier une rue particulière. Les marchands ne se rassemblent pas seulement selon la nature des produits ou selon leur spécialité, mais également selon le marché où ils sont établis.

II arrive souvent que des artisans rassemblés en corps de métiers et installés dans une même rue écoulent eux-mêmes leurs produits. Ici, le négoce coïncide avec la division du travail et la classification topographique. Le toponyme atteste encore actuellement cette coïncidence. Multiples sont les lieux qui portent le nom d'un corps de métier, même si parfois le toponyme ne correspond plus à la réalité qu'il désignait auparavant.

Les espaces économiques s'ordonnent suivant une hiérarchie de jugements de valeur dans laquelle les lieux des activités sont disposés à partir du centre fonctionnel jusqu'aux portes, et méme au-delà. L'emplacement des souks et des marchés est commandé par le caractère plus ou moins citadin, plus ou moins noble, et par la valeur des produits mis en vente. Entre cette classification subjective et une classification fondée sur des critères de commodité, on constate souvent des ressemblances : les activités polluantes sont installées à proximité des lieux appropriés, loin du centre, tandis que les activités de luxe sont établies près de la mosquée.

La kissaria au Maghreb occupe traditionnellement une position topographique centrale dont Louis Massignon estime qu'elle est permanente. Le fondouk (khan ou caravansérail) terme d'origine grecque est un bâtiment à fonctions multiples : hôtellerie, entrepôt, atelier. II est rare qu'un fondouk réunisse ces trois fonctions. En l'absence de toute relation familiale ou sociale avec les habitants de la médina, les voyageurs de passage, commerçants ou pèlerins, ont recours au fondouk. Là, ils trouvent un logement pour eux, un entrepôt pour leurs marchandises et une écurie pour les montures, moyennant un prix très modique.

Les ruelles secondaires : espaces intermédiaires

A partir de l'artère principale, joignant l'intérieur et l'extérieur de la médina, partent pratiquement toutes les ruelles secondaires qui relient les quartiers résidentiels au centre et à la casbah et donnent à l'ensemble du réseau une forme relativement radiocentrique. D'une largeur qui ne dépasse pas trois mètres, les ruelles secondaires tortueuses et quelquefois couvertes ne permettent guère une perception théâtralisée, une appréhension distanciée de la morphologie spatiale, car la vision, toujours obstruée par les murs proches, ne saisit qu'un fragment du tissu urbain.

Elles assurent des fonctions élémentaires par la présence d'équipements collectifs indispensables au déroulement de la vie quotidienne des quartiers. Il s'agit surtout du four public, du hammam, de la fontaine, de la petite mosquée ou de l'école coranique. Espace de communication réservée aux habitants, le rural ou l'étranger ne les parcourt que s'il possède un lien de parenté ou de clientèle dans les quartiers : on y passe, mais on ne s'y arrête pas.

Ce n'est pas un hasard si le terme quartier, en arabe hayy, désigne tout d'abord un "clan". Cette notion illustre clairement, méme si cela reste théorique, que le "clan", réel ou fictif, se retrouve dans les quartiers, au moins à la fondation de la ville pour se mêler dans le temps avec les liens de clientèle, de protection, de voisinage, etc...

Si le quartier, tel qu'il existe actuellement dans les médinas, coïncide peu avec les réalités sociales qui, jadis, lui ont donné naissance, il n'en a pas toujours été ainsi : dans un passé proche, les quartiers formaient sans doute des unités spatiales relativement homogènes.

Ce semi-cloisonnement n'empêche nullement l'intégration des habitants au réseau d'interactions plus ample : celui de la cité tout entière. Les grands achats, la prière dans la grande mosquée sont autant d'expressions du décloisonnement. Les différentes pratiques rituelles qui s'opèrent collectivement une fois par an, le jour de l'anniversaire du Prophète, sont un signe de cette ouverture. Ces festivités permettent aux organisations des quartiers, aux corporations, aux confréries de toute la médina de manifester symboliquement leur communion par la participation à la fête et l'identification aux saints patrons de la ville. Dans une communauté restreinte, comme celle du quartier où tout le monde se connaît, le contrôle social qui en résulte est effectif et fonde son efficacité sur la visibilité en se référant au vécu, aux normes religieuses mêlées aux traditions ancestrales.

Le contrôle de chacun par tous est constant, il s'exerce d'une manière directe et immédiate. Vite repérée, une personne déviante, un trublion subissent immédiatement une sanction collective. Le commérage est également un puissant facteur de contrôle social conduisant à une censure collective des moeurs. Chaque individu, qui est sans cesse sous le regard des autres, prend en compte ce genre d'informations, sorte "d'opinion publique" qui surveille la conformité du comportement avec minutie. La crainte de la réprobation collective, de la honte et du déshonneur, de l'exclusion du groupe, règle les comportements et les conduites et tend à façonner ies habitants à la conformité de la tradition.

De ce fait, l'organisation y apparaît comme particulièrement cohérente et solidaire. Chaque individu représente le groupe auquel il appartient. II est connu comme fils d'Untel qui est lui-même fils d'Untel. Le nom a un pouvoir symbolique.

Le contrôle est si fort dans le quartier, qu'une multitude de problèmes sociaux et édilitaires peuvent trouver leurs solutions pratiques. Le sens de l'honneur, le souci de livrer à autrui une image de soi exemplaire, conforme aux règles de la civilité, agissent sur les moindres conduites des individus et dominent les relations de voisinage. Les droits et devoirs de bon voisinage, nécessités vitales à ce type de cohabitation, exigent pour chaque habitant l'assentiment des autres.

Les impasses : proximité spatiale et proximité sociale

Au-delà de ces parcours, le secteur résidentiel semble exclure toute possibilité de passage. Reliés par le réseau de ruelles, les pâtés de maisons, unités compactes d'habitations d'un à deux étages, qui s'étendent quasiment sans interruption entre le centre de la médina et l'enceinte fortifiée pour constituer la morphologie urbaine, sont percées par de petites impasses donnant accès à des maisons enclavées.

II s'agit là d'espaces où résident d'autres réalités cachées, non perçues par le visiteur, mais qui couvrent, en fait, la plus grande partie de la surface de la ville. Prohibée pour les non-habitants de l'impasse, elle n'est pas un lieu de promenade. De fait, elle accomplit matériellement sa fonction qui est d'assurer la ségrégation entre l'espace public et privé, et par là, le monde des hommes et la vie secrète et protégée des femmes. Ici, le mystère se conjugue avec l'interdit.

Espace résidentiel et domestique, dépourvu de toute vocation économique, elle regroupe souvent un certain nombre de maisons qui gravitent plus ou moins autour d'un noyau central, constitué par une ou plusieurs maisons appartenant à un notable, dont l'honneur et le rang social sont connus et reconnus par les habitants de la médina.

La ségrégation spatiale obéit beaucoup plus à une division ethnique, confessionnelle, public/privé, ancien et nouveau citadin, qu'à une division socio-économique. Les habitants d'une même impasse, qui constituent une petite communauté solidaire, entretiennent des relations dépassant les simples relations de voisinage.

Et ce n'est pas par hasard que l'espace urbain est divisé en deux secteurs fortement différenciés reconnus par le pouvoir politique et judiciaire : " les zones publiques, où la responsabilité appartient aux autorités politiques, et les zones privées [...], où les résidents, habitant dans les maisons voisines, doivent répondre des suites d'un crime qui s'y commet". [...] Un délit ou un crime, dont l'auteur reste inconnu, est imputé aux habitants de l'espace où il s'est commis. Cette responsabilité, engageant tout le groupe, repose sur une conception de la jurisprudence musulmane : la présomption de négligence. Au cas où le coupable resterait introuvable, le cadi condamnera néanmoins les habitants du lieu, même s'ils s'avèrent innocents, à la diya (amende), au profit des victimes du délit, ou en cas de meurtre, au bénéfice des héritiers de la victime".

C'est dans le derb que l'individu commence, dès son enfance, son processus d'intégration fonctionnelle à la société, processus par lequel il intériorise les structures sociales, culturelles et spatiales sous l'influence du groupe familial, et par là, s'adapte au milieu où il doit vivre. C'est à travers l'éducation familiale dans la maison, puis sociale dans le derb, le quartier et la médina que le garçon et la fille sont préparés au statut juridique et social qui sera le leur. Ils apprennent très tôt leur situation légitime au sein du groupe familial et social. Tous les comportements rituels liés à l'espace domestique et extra-domestique, toutes les différentes cérémonies qui marquent les étapes essentielles de la vie sont là pour rappeler la division sexuelle du travail, et par voie de conséquence, la division sexuelle de l'espace.

La division sociale, sexuelle et fonctionnelle est l'une des raisons principales de la constitution de ce dispositif spatial : l'impasse. De l'extérieur, elle paraît être, comme son nom l'indique, une entrave à la circulation, un cul-de-sac, mais vue de l'intérieur, l'impasse est un espace de rencontre, de visite et d'échange, un espace de convivialité. Les femmes et les enfants qui y habitent circulent librement ; même les hommes, car ils sont considérés comme des proches. En raison de ces différents liens, les maisons, connues de tout le monde, restent ouvertes à tous les habitants du derb. qui, sans y être invités, peuvent entrer en frappant seulement à la porte et annonçant le mot qarîb (proche). Les visites quotidiennes, la commensalité, l'assistance mutuelle, la participation aux différentes cérémonies rituelles, les échanges de dons et de contre-dons, le prêt réciproque des maisons, du mobilier, des ustensiles finissent par créer un réseau de solidarité et d'entraide multiforme qui anime la vie du derb et constituer ainsi une petite communauté régie par l'éthique des relations de voisinage quasi domestiques.

La médina qui semblait avoir, à priori, une configuration spatiale "anarchique" et "désordonnée" nous livre, après lecture adéquate du plan urbain et de ses différentes composantes, un ordre intrinsèque, une cohérence et une logique spécifiques sécrétés non pas par des décisions et des réglementations objectives, c'est-à-dire écrites, et des représentations abstraites préalables, mais par un savoir-faire artisanal, un sens pratique liés à des conditions sociales de production de cette architecture.

Comme je viens de vous le présenter, la médina est puissamment organisée autour du centre spirituel et commercial, à partir duquel se structurent les fonctions religieuses, sociales et culturelles. De la mosquée-cathédrale, Djâmaâ el-Kébîr, se déployaient les corps de métiers en zones successives, établies suivant une logique d'inclusion ou d'exclusion, croissante ou décroissante des produits et des activités plus ou moins polluantes ou nuisibles. La rue Siyyâghîne, des Orfèvres, qui parcourt la ville d'Est en Ouest et le fameux Petit Socco, espace commercial par excellence, noeud du tracé urbain et le quartier Dâr ed-Dbâgh, la Tannerie, situé à l'extrémité est de la médina signalent encore cette disposition. Les quartiers résidentiels, relativement exclus de l'espace public et commercial, sont le produit de cet art de bâtir qui octroie à la hawma et au derb une certaine intimité. Les quartiers résidentiels restent relativement exclus de l'espace public. Quant à la casbah de Tanger, citadelle du pouvoir, dominant la médina au Nord, elle abrite le palais du khalifat, le représentant du sultan, actuellement affecté au musée de la ville, le trésor, bayt el-mâl, la prison, les garnisons, etc... Enceinte d'un rempart défensif qui la met à distance de la cité, cette forteresse est l'inscription sur le sol des relations politiques établies dans l'histoire entre le pouvoir et les citadins. Urbanisme et architecture sont ici l'expression de l'organisation sociale, car le lien entre espace et société est total. Les institutions urbaines, les communautés de quartiers, les corps de métiers, les groupements confessionnels contribuaient effïcacement à la gestion de la ville et à la stabilité organique de l'espace bâti.

3 / Crise de la citadinité, crise de la ville

A partir de la fin du XIXe siècle, Tanger entre dans une période de transformations socio-économiques, culturelles et artistiques profondes qui perdure encore. L'ancienne cité, plus ou moins stable et définie dans ses murailles, est aujourd'hui en péril. Le visiteur est choqué par la vision de ruelles abandonnées, par le délabrement des demeures anciennes aux murs fissurés, rongés d'humidité. On cherchera en vain ces couleurs merveilleuses, ce blanc éblouissant et ce bleu éclatant qui ont tant fasciné Matisse par leur intensité lumineuse. Qui peut en prévoir aujourd'hui la restauration ? Ce sont de modestes habitants qui résident maintenant dans ces maisons. Seules les anciennes demeures bourgeoises, avec vue sur la mer, dans la casbah et vers le port, ont été rachetées à prix modique par des étrangers fortunés afin d'être ravalées et ainsi préservées. Elles forment désormais un contraste saisissant avec le reste du tissu urbain sinistre et dégradé. II est heureux que la restauration du musée de la casbah ait été prise en charge récemment par l'Etat. Mais ce qui est affligeant, c'est que le Tangérois d'aujourd'hui, n'a pas, en général, tellement conscience du patrimoine historique de sa ville. Les monuments sont non seulement négligés et abandonnés aux dommages du temps, mais aussi abîmés par l'action de l'homme qui sous-estime et ignore son histoire.

Quant à la ville récente, c'est une autre aventure qu'il serait trop long d'analyser ici. En somme, on passe d'une cité stable à une ville où l'espace et le temps bouleversent le rythme et les valeurs, c'est-à-dire d'un urbanisme du signe à un urbanisme du nombre. Le mouvement quantitatif est le principe méme de son ordonnancement. Jadis, l'art de bâtir collectif obéissait à la longue durée, car la ville, comme la tradition, a besoin de temps pour mûrir, de méditation et de beaucoup d'attention pour trouver un équilibre permanent entre espace et société.

Une des grandes épreuves de la modernité que Tanger a subies depuis plus d'un siècle est son explosion démographique et son éclatement spatial. La ville croît sans cesse et repousse ses limites à l'infini. Elle comptait 150.000 habitants en 1956, 405.000 en 1991 à 627.963 en 1994 et environ un million aujourd'hui, ce qui engendre des problèmes cruciaux, que ni l'Etat ni la société n'arrivent à régler. En plus d'un siècle l'augmentation de la population urbaine, en quête de données sociales durables et équilibrées, a créé un désordre dans lequel l'introduction de techniques nouvelles a apporté le trouble et parfois le chaos. La recherche d'une pause, d'une stabilité même éphémère, est contrecarrée par le décalage entre les cadences de l'urbanisation et l'influence des techniques sur la société et la vie quotidienne. La ville pléthorique, démesurée et dévoreuse de surfaces agricoles, qui transforme les hommes et leur culture, se déploie par la mobilisation de son espace, qui devient marchandise et, plus encore, placement spéculatif. Elle assemble des agglomérats, sans les intégrer à la cité. Les lotissements anarchiques de Beni Makada, les hideux lotissements des Fonctionnaires, Hawmat el Mouadhdhafine et Hawmat Belgiga, l'abominable lotissement Hawmat ech-Chouk (Les Epines) qui a gâché l'élégante colline du Charf, autrefois boisée qui dominait fièrement la baie de Tanger, et d'autres encore... créés par des spéculateurs cupides, dégradent le paysage urbain. Ici c'est l'expression typique du désarroi social et de la décomposition des institutions urbaines traditionnelles. Ces formes urbaines désagrègent les identités culturelles sans procurer à leurs habitants de nouveaux repères qui favoriseraient leur enracinement dans des communautés nouvelles et leur procureraient un ancrage dans leur espace. " Une urbanité, à défaut de la perpétuation d'une citadinité bien enracinée, est au coeur des problèmes d'adaptation et d'intégration à la société citadine". En somme, le modèle urbain traditionnel en décrépitude n'a pas, pour l'instant, de substitut capable de répondre aux formes modernes de la gestion de la cité : véritable démocratie municipale, vision globale de l'histoire, gestion adaptée à la nouvelle culture urbaine notamment.

Objet d'une modernité espérée, la ville de Tanger est actuellement source d'inquiétude et de désarroi. N'est-elle pas, par excellence, le lieu de toutes les crises, de tous les dangers? Car, elle est façonnée par la cruauté des contrastes, la brutalité des antagonismes, la violence des inégalités et l'exagération des disparités de toutes formes. Mais elle est aussi le lieu de l'émancipation, de l'accumulation des richesses, légales ou illégales, et de l'initiative individuelle. A cela s'ajoutent de graves préoccupations liées à l'environnement (pollution importante et nuisances menaçantes). Tous ces problèmes se doublent d'une perte de citadinité séculaire, d'une absence de norme sociale et d'un dépérissement culturel. L'anonymat de la ville est accru par le renouvellement de la population rurale, dépossédée de ses racines sociales et culturelles, qui n'a pas acquis de traditions urbaines.

La mondialisation bouleverse plus encore aujourd'hui les situations dans lesquelles s'étaient édifiées les villes historiques. Une nouvelle culture urbaine, mondiale s'impose dans tous les domaines, et plus spécialement celui de l'habitat. La construction d'immeubles et de villas de styles divers qui abîment le paysage de la baie reste l'apanage de l'Etat et des classes aisées. On construit sans règle et sans ordre tout au long du rivage méditerranéen. Mais le foisonnement de l'habitat " non-intégré " rend forcément obsolète la notion même de la citadinité arabo-islamique qui ne représente plus aujourd'hui qu'une part minime de la cité.

On pourrait dire qu'il n'y a pas eu vraiment d'urbanisme dans la ville de Tanger. C'est plutôt un effort de régulation de l'anarchie de cette viile improvisée qui répondait aux urgences, afin d'élaborer un urbanisme sans architecture se limitant à installer des infrastructures minimales pour permettre, dans un avenir incertain, l'intégration d'une société urbaine de transition. Mais dans une société en crise de la citadinité, l'urbanisme est-il concevable ou n'est-il qu'une illusion... ?

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