Pour reprendre
le mot de Joubert parlant de l'uvre de Chateaubriand,
Tanger était jadis considérée comme un
"enchantement".
Beaucoup ont chanté les charmes et les merveilles de
la ville, Louis Chénier le poète, en 1787, disait
que "de tous les pays qui ont survécu aux convulsions
dont la surface du globe a été agitée,
Tanger à l'embouchure occidentale du Détroit,
était cette même ville qui par sa position, son
climat et ses jardins avait les charmes de l'illusion. C'est
la ville la plus fameuse de la Mauritanie". Bien d'autres
auteurs aussi dont Léon l'Africain, Pierre Loti, Delacroix,
Matisse ont aussi témoigné. Plus près
de nous, ceux qu'elle a charmé sont innombrables :
arabes, européens, américains.
Actuellement, on sonne en revanche l'alarme à propos
des dangers et des dégâts qu'elle a subi. A ce
propos, je voudrais rendre un hommage mérité
à un grand homme qui vient de nous quitter dernièrement
et qui a consacré plusieurs années de sa vie
académique et universitaire à l'étude
de la Péninsule tingitane.
L'ouvrage qu'il nous a laissé sur l'étude de
l'homme et du milieu naturel de la région est une somme
qui mérite d'être largement connue ou redécouverte
par tous ceux qui s'intéressent à la cité
de Tanger, à sa nature et à son avenir.
Il y traite de ses sources historico-géographiques,
de son cadre naturel et humain, de son peuplement et ses populations,
des rapports terres hommes qui s'y sont tissés depuis
les temps les plus reculés.
En conclusion de sa thèse, cet auteur estime qu'il
ne devrait pas y avoir "de contradictions absolues dans
le cadre de la lutte pour l'amélioration des conditions
de la vie et la défense du milieu naturel... A la condition
que les transformations visent la neutralisation des principaux
facteurs hostiles au développement économique,
à l'émancipation de l'homme et à la formation
du patrimoine écologique".
Conclusion admirable sous la plume de l'homme admirable que
fut Si Ahmed EL GHARBAOUI, auteur de cette thèse.
Si Ahmed était un militant du patrimoine écologique
bien qu'il fut surtout connu et admiré par son grand
militantisme, pour toutes les grandes causes de son temps.
Il était d'une fantastique générosité,
un citoyen et un démocrate qui avait un grand cur
et savait s'en servir. II était un grand témoin
et un acteur de son temps doté d'une immense expérience
et d'une science infinie. C'est en voulant lui rendre hommage,
que je me suis proposé de traiter du patrimoine écologique
de Tanger de son tissu urbain et de son rivage.
Les problèmes que connaît actuellement ce patrimoine
concernent les atteintes qui touchent à son équilibre
et qui font partie intégrante des ravages environnementaux
que connaît pratiquement tout le Maroc.
Ces atteintes sont constituées par les diverses pollutions
touchant les eaux, l'air, la dégradation et la surexploitation
des ressources naturelles par le biais d'une urbanisation
excessive, effrénée et souvent anarchique.
Ces atteintes portent sur le patrimoine urbain comme sur le
littoral. Elles ont commencé depuis quarante ans et
se poursuivent de nos jours à un rythme soutenu entraînant
une surcharge de plus en plus insupportable.
Au niveau urbain, la question écologique pose de grands
problèmes à la ville. Comparativement aux autres
régions du pays, la densité démographique
est des plus fortes 250 habitants/KM2 contre 90 h/Km2 pour
le Nord et seulement 60 pour la moyenne nationale. En l'espace
de deux décennies, l'urbanisation a été
multipliée par quatre.
Cette progression s'est traduite par une urbanisation non
contrôlée et rapide et une très forte
spéculation foncière. Beaucoup parlent de "fièvre
spéculative" qui a poussé une partie de
la population à vivre dans les périphéries
et en tout cas hors des schémas directeurs et des conditions
minimales de salubrité et d'infrastructures d'assainissement
de base.
Toutes ces données affectent l'écosystème
de la cité et de sa région et nécessitent
des solutions dont nul pourtant n'entrevoit les prémices.
Pire, cette problématique affecte aussi la nature du
rapport à l'homme, à l'habitat et à la
population. Les hommes et les femmes ont toujours été
écartés de la décision concernant les
modalités d'interventions sur leur propre milieu. Jamais,
il n'ont été sollicités pour une participation
à la gestion de leur milieu naturel ou sinon de façon
marginale. Ce n'est pas seulement une question de laxisme
mais plutôt des violations de la démocratie qui
a amené et mis aux commandes de la vile des individus
incompétents et spéculateurs.
Les instances communales et municipales désignées
n'ont en aucune façon joué leur rôle de
structure de promotion et de gestion du développement
harmonieux et de préservations du patrimoine local.
Aucun partenariat ne s'est jamais instauré pour intégrer
la population dans les processus de protection de l'environnement,
du patrimoine écologique, du système urbain
et de l'espace littoral.
Concrètement, tout cela s'est traduit pas une urbanisation
sauvage, une dégradation des équilibres naturels
et une pollution du milieu et des plages.
Tanger, s'enorgueillit d'avoir l'une des plus belles baies
du monde, comparable à celles des plus belles villes
touristiques de la Terre. Dans le cadre du plan triennal 1965?67,
il fut décidé la création de la Société
Nationale de l'Aménagement de la Baie de Tanger. Elle
démarra avec un programme couvrant 1.000 ha et s'étendant
le long de la belle plage située à l'est de
la baie, avec constitution d'une ambitieuse infrastructure
touristique et résidentielle, une marina et un lac
artificiel. Les terrains furent acquis par l'expropriation.
Plusieurs raisons sont à l'origine de l'échec
de ce projet dû à une mauvaise conception de
l'aménagement et une néfaste erreur de gestion
des conflits entre l'objet touristique de la baie et les besoins
de l'économie en amont. Une mauvaise vision de l'ensemble
entraîna une dégradation irresponsable du patrimoine
écologique de la ville.
Le projet détient une partie de la plage renommée
pour son sable fin et a perturbé la dynamique de la
circulation marine aggravée par le prolongement de
la digue du port. Contre cette distinction de la place qui
affectait les installations touristiques, on a pensé
construire un mur de protection et engager des travaux d'enrochement
qui n'ont finalement servi à rien, sinon à défigurer
le site naturel.
A côté et plus grave, en amont a été
construite une zone industrielle avec une centaine d'unités
extrêmement polluantes qui rejettent leurs déchets
dans l'Oued Moghogha qui se déverse dans la plage.
En outre, le même oued charrie les déchets solides,
les déchets pollués de surface et ceux d'une
décharge publique. Tout son contenu, par conséquence,
aboutit dans la baie pour la polluer de façon irrémédiable.
Le même phénomène s'est vérifié
pour la plage Merqala et ses alentours qui est devenue tout
simplement impraticable et dont la pollution finira par rejoindre
celle de la Baie.
On peut citer l'envasement du lac artificiel de Malabata conçu
au départ pour accueillir sur 25 ha les sports nautiques
et de plage. Sa situation actuelle impraticable est également
due à sa mauvaise conception. Pourtant ce résultat
était prévisible dès le début.
II est vrai que tous ces projets et toutes ces réalisations
touristiques et industrielles ne sont pas forcément
inopportuns en soi. Tous se justifiaient et peuvent encore
se justifier en tant que tels. Tanger a une vocation touristique
et industrielle. Les problèmes écologiques et
les préjudices graves qui en découlent viennent
du fait que ces réalisations ont été
pensées de façon séparée, sans
aucune coordination et sans vision d'ensemble.
On pourrait en dire autant du patrimoine architectural de
la ville qui a hérité d'un véritable
cachet harmonieux et convivial. Evidemment que Tanger devait
s'agrandir, démultiplier ses immeubles et ses surfaces
habitées. Mais aujourd'hui elle tend à avoir
beaucoup d'inconvénients d'une grande ville, sans avoir
ses qualités en raison de l'anarchie qui a prévalu
lors de son expansion géographique et spatiale.
Tanger disposait d'un agréable micro-climat urbain.
L'anarchie, la spéculation, l'incompétence,
la marginalisation de la population lui ont fait perdre cet
immense atout. Les pollutions diverses, l'urbanisation rapide
et non accompagnée de systèmes de gestion efficaces
ont partout provoqué une atteinte à l'environnement
et aux patrimoines architecturaux et écologiques. Par
la faute d'hommes ignorants et irrespectueux de leur mission
et obligation terrestres, Tanger n' y a pas échappé.
Ils lui ont défiguré son passé et lui
détruisent son avenir.