1. La médina
et la ville
La question
de la réhabilitation et de la sauvegarde des tissus
anciens est devenue depuis plusieurs années un des
axes porteurs du débat sur la ville. Ouverte initialement
dans les pays européens, elle a intéressé
très rapidement d'autres pays, en particulier ceux
aux fortes traditions urbaines où, par conséquent,
il existe un patrimoine architectural, historique et culturel
important. Pour cela la réhabilitation de la "ville
historique" est souvent abordée sous l'optique
de la sauvegarde et de la réhabilitation du patrimoine,
et du patrimoine bâti en particulier, ce qui risque
de laisser de côté les autres dimensions du problème,
notamment le social et l'économique, qui par contre
sont autant sinon plus importantes que celle physique et spatiale.
Le Maroc et nombre de ses médinas ont fait l'objet
de multiples études et réflexions aussi bien
qui de propositions d'intervention, bien que la plupart d'elles
n'aient pas obtenu les résultats escomptés pour
des raisons qui relèvent bien sûr des limités
des moyens financiers dont disposent les pouvoirs publics,
des capacités techniques insuffisantes et d'un cadre
juridique mal adapté aux objectifs de la sauvegarde.
Toutefois, il faut se demander si ces raisons, tout à
fait réelles, sont suffisantes à expliquer l'insatisfaisant
état d'avancement des projets de réhabilitation,
ou bien, s'il ne faut pas s'interroger sur le fait que peut-être
un des problèmes est que d'autres aspects de la question
n'ont pas été suffisamment abordés.
Tout au long de ces dernières décennies le Maroc
a connu une croissance urbaine extrêmement accélérée
qui a produit de profonds changements sur la structure urbaine
du pays, où une série de centres urbains ont
pris un essor tel à les situer désormais à
côté des centres traditionnels, mais surtout
sur l'organisation de l'espace des villes mêmes, que
les extensions nouvelles ont profondément modifié.
De fait, la forte urbanisation a souvent changé la
nature des relations entre centre et périphérie,
avec l'apparition d'une multiplicité de "centres"
, "sous-centres" ou "centralités"
urbaines. Du coup le rôle du "centre" ancien,
de la médina mais aussi de la ville du début
du XX siècle, n'est plus le même. il serait peut
être bien de se demander si la "centralité"
de ces centres existe encore, et si elle existe analyser en
quoi consiste-t-elle. Face à un processus qui a vu
s'urbaniser en peu de temps des centaines de milliers d'habitants,
devenus tous des citadins de plein droit quoique l'on puisse
penser, avec leurs valeurs, leurs priorités, leurs
espaces de référence, non seulement l'organisation
de l'espace de la ville a inévitablement changé,
mais aussi les modes d'appropriation, les systèmes
de relation et la hiérarchie entre les espaces de la
ville.
La réhabilitation de la médina de Tanger, comme
de toute autre médina ou "tissu urbain ancien"
ne peut que partir du constat que la médina est une
partie importante de la ville, mais elle n'en est qu'une partie,
par ailleurs en perte de vitesse par rapport à la nouvelle
ville qui s'est construite récemment et qui ne cesse
de se construire.
2. L'impact
de la mondialisation
La conséquence
de ce simple constat est qu'on ne peut pas aborder le thème
de la médina et de sa réhabilitation et revitalisation
sans la contextualiser à l'intérieur de la ville
tout entière et de sa dynamique de croissance et de
transformation. De même que toute intervention de sauvegarde
ou de réhabilitation du patrimoine bâti ne peut
se baser que sur un projet général pour la médina.
N'importe quel programme visant sa revitalisation doit se
fonder sur une idée du rôle qu'elle va jouer
par rapport à la ville et à ses nouvelles extensions.
II s'agit d'un exercice non simple, mais incontournable si
l'on ne veut pas faire ce que j'appellerais de l'urbanisme
"volontariste", un urbanisme qui se fait à
partir d'une idée de la ville telle que l'on aimerait
(les professionnels plus que les politiciens), mais qui souvent
n'a rien à voir avec la ville à qui on a vraiment
affaire. Le résultat étant, dans la plupart
des cas, de belles propositions et des projets bien dessinés
mais qui ont peu de possibilités d'être réalisés,
si ce n'est pas pour le hasard de tomber sur des conditions
contingentes favorables.
La médina et la ville donc, ou mieux la médina
dans la ville, puisqu'elle se trouve entourée par et
même englobée par le reste de la ville, par rapport
à laquelle elle ne peut avoir qu'un rôle, bien
que limité, particulier grâce justement à
son caractère de patrimoine culturel.
L'exigence d'adopter une perspective à l'échelle
urbaine est d'autant plus urgente à l'époque
actuelle, caractérisée par le phénomène
de la mondialisation: avant tout des flux financiers et des
relations économiques, mais aussi de l'information
et des modèles culturels.
Mondialisation des circuits financiers, libéralisation
et compétition peuvent avoir des effets extrêmement
positifs sur les économies nationales et locales, puisqu'elle
obligent à améliorer la qualité des produits
et par là augmentent leur valeur ajoutée, incitent
à la compétitivité et donc à la
productivité, et peut ouvrir les marchés internationaux
aux produits locaux. Au niveau de l'urbanisation et des villes,
la mondialisation a introduit un scénario profondément
différent par rapport au passé. La mondialisation
semblerait un phénomène sinon aspatial, au moins
largement détaché de l'espace, puisqu'elle est
le résultat des nouvelles technologies de l'information
permettant de mettre en connexion en temps réel lieux
et systèmes économiques géographiquement
déconnectés.
Toutefois ces relations en temps réel qui se font dans
l'espace virtuel, se concrétisent dans des territoires
et espaces réels, avec des populations et des activités
tout aussi réelles qui, dans un monde de plus en plus
urbanisé, sont ceux des villes. C'est ainsi que la
mondialisation produit, ou accentue, la polarisation existant
à l'intérieur des villes : d'une part les secteurs
de population et leurs lieux de résidence et de travail,
intégrés dans les flux de l'économie
globale ; de l'autre, le reste de la ville, les quartiers
irréguliers mais de manière plus générale,
les quartiers regroupant activités et populations "non
utiles" à la mondialisation. II n'est peut être
pas inutile de signaler que la privatisation des services
urbains, qui accompagne presque inévitablement l''"ouverture"
économique et qui bien sûr a intéressé
aussi bien la ville de Tanger, avec l'augmentation des tarifs
qui normalement s'ensuivent, peut approfondir cette polarisation
de l'espace urbain et l'exclusion des populations à
bas revenu.
3. Le
gouvernement local et la ville
Parallèlement
au phénomène de la mondialisation, on assiste
à une diffusion massive des politiques de décentralisation,
curieusement adoptées presque dans tous les pays dans
le courant des dix ou quinze dernières années.
Cette presque "simultanéité" dans
l'adoption d'une même stratégie, à quelque
variante près, dans des pays aussi différents
que le Maroc et le Brésil, l'Afrique du Sud ou la Thaïlande,
montre bien qu'il ne s'agit nullement d'un choix contingent
mais de la seule alternative envisageable à l'heure
actuelle. De fait, la décentralisation n'est que l'inévitable
stratégie d'accompagnement à la mondialisation
et aux effets de la libéralisation et de la privatisation
sur les déséquilibres qui se présentent
à l'intérieur des villes, face à une
action sociale de l'Etat de plus en plus réduite.
Dans ce contexte la responsabilité de la politique
urbaine revient aux Municipalités, qui se trouvent
sollicitées à intervenir sur toute la gamme
de questions que la ville pose aujourd'hui : la réalisation
des infrastructures qui font défaut à cause
de la croissance accélérée aussi bien
que du manque d'entretien, la mise en place de services pour
que la ville soit "productive" mais aussi de ceux
nécessaires à répondre aux besoins de
la population plus démunie, la réhabilitation
du patrimoine, la sauvegarde de l'environnement. Bref, les
pouvoirs locaux se trouvent de plus en plus confrontés
à une "demande de ville" qui surgit d'une
société de plus en plus urbanisée et
urbaine. Une "demande de ville", il vaut bien le
souligner, qui s'articule non seulement sur plusieurs volets,
mais qui se présente de manière contradictoire
sinon conflictuelle, suivant les intérêts différents
qui l'expriment et par rapport à laquelle, dans la
plus part des cas, le gouvernement local n'a ni les moyens
financiers ni les capacités de gestion pour y répondre.
4. Un
"projet de ville"
II est
donc assez évident que la question de la réhabilitation
des tissus urbains anciens, donc de la médina de Tanger,
doit se situer à l'intérieur du système
de priorités qui intéresse la croissance et
les transformations de la ville toute entière.
Toutefois, reconnaître la nécessité d'une
perspective générale n'est que le premier pas
d'un chemin plus long et complexe encore, qui doit conduire
à l'élaboration d'un véritable "projet
de ville", c'est à dire d'une vision à
long terme de ce que la ville doit et peut devenir, à
partir des capacités et des ressources dont elle dispose.
II s'agit d'une évolution ultérieure, encore
plus difficile et délicate, puisque élaborer
un "projet de ville" signifie proposer une idée
de la "société urbaine" vers laquelle
on veut aller.
II est évident que dans une perspective de ce type
on ne fait plus référence exclusivement aux
questions liées à la sauvegarde et à
la réhabilitation du patrimoine, mais on passe à
une toute autre échelle, spatiale mais surtout conceptuelle,
par rapport à laquelle l'urbanisme et l'architecture
ne deviennent qu'une composante, même pas des plus importantes.
Pour élaborer un "projet de ville" on ne
dispose d'aucune méthode préétablie ni
d'aucun "manuel" à consulter, comme c'est
le cas pour les plans et les projets d'urbanisme ou de restauration.
Bien au contraire, un "projet de ville" ne peut
être établi que, primo, à partir des spécificités
locales, des opportunités, des potentialités
et des contraintes qui caractérisent la société
locale ; secundo, à travers un travail d'élaboration
collective impliquant la participation de tous les acteurs
de la société urbaine. En effet, un "projet
de ville" ne peut être tel que s'il est partagé
par les (la majorité des) différents secteurs
de la population urbaine et les différents et parfois
divergents intérêts qui opèrent à
l'intérieur de la ville.
Du moment que les autorités locales, à Tanger
comme ailleurs, disposent de ressources et de capacités
insuffisantes à gérer à elles seules
le devenir de la ville, seulement s'il est approprié
par la société urbaine un "projet de ville"
aura la possibilité (bien sur pas la garantie) d'être
mis en place.
Un "projet de ville" partagé et approprié
est d'autant plus nécessaire dans le contexte de la
mondialisation et de la compétition entre villes qu'elle
entraîne. II est vrai que Tanger peut compter sur une
localisation assez exceptionnelle, mais il faut être
conscient du fait que cela n'est nullement suffisant pour
capter les investissements et les flux économiques
de la mondialisation. Pour être efficacement compétitive,
comme toute autre ville, Tanger doit savoir se situer par
rapport à la hiérarchie urbaine nationale et
internationale, en définissant le type de rôle
ou de rôles (bien que poursuivre une multiplicité
de rôles peut s'avérer difficile et coûteux)
qu'elle veut et peut remplir, pour adopter les mesures nécessaires
à réaliser les objectifs établis.
II est bien de souligner qu'un "projet de ville"
ne se termine jamais, au contraire il est un travail continu,
qui se modifie en s'adaptant aux conditions nouvelles qui
peuvent se créer et que le "projet" lui-même
introduit dans le contexte local. La réhabilitation
de la médina ne peut être qu'un élément,
important mais seulement un élément de ce "projet
de ville".